lundi 23 juin 2008

Suite du récit der Marcelin

Trois semaines plus tard, ayant réussi à se soustraire à la tendre surveillance de la Babette et de ses employées, Marcelin Baudet s’enfuit. Il avait le teint plus frais, les joues plus remplies mais ses jambes ne semblaient pas le porter avec fermeté
- Pourtant, mon garçon, interrompit le Chevalier Errant, tu avais mangé à ta faim et dormi tout ton saoul.
- Mangé, ça oui, reconnut Marcelin, mais pour ce qui est de dormir, la chose est difficile quand on est entouré de trop de jolies femmes !
- Je comprends, dit Bertrand-Benoît. Elles bavardent tant que tu n’as pu fermer l’œil.
Marcelin rit comme à une bonne plaisanterie puis cessa de rire en constatant que le chevalier était sérieux. Il le regarda avec étonnement et un brin de pitié avant de reprendre son récit.
À peine sorti de la maison d’étuves, il prit sa couse sans crainte d’être reconnu du guet. Une étuveresse lui avait taillé les cheveux, une autre l’avait frisé. Vêtu de neuf, chausses ajustées, pourpoint serré de velours violet à collet haut derrière et bas devant, toque rouge à plume de coq, bottes molles de cuir de Cordoue, il avait fière allure. Qui aurait confondu ce jeune damoiseau fortuné avec l’humble escholier, capette tueur de mouchard ? Il prit au hasard la route du sud, la rue du Faubourg Saint-Jacques. Il atteignit la Barrière et sortit de Paris par la porte d’Enfer. Les gardes chargés de tendre les chaînes qui contrôlaient l’entrée de la ville le regardèrent passer sans l’interpeler. Marcelin se demanda si tous les argousins de la Ville n’étaient pas à sa poursuite et se hâta de chercher un moyen de s’éloigner.
Il avisa un villageois menant par la bride un solide petit percheron à robe claire attelé à un léger charriot bâché. C’était l’occasion parfaite pour se dissimuler et quitter Paris. L’homme avait dépassé la quarantaine. Gros, rougeaud, vêtu d’une blouse bleue de paysan, coiffé d’un large béret de feutre, il avait une allure bonhomme et Marcelin pensa qu’il pourrait l’apitoyer. Il l’aborda, le chapeau à la main et le salua poliment.
- Dieu vous garde, Messire. Bel attelage que vous avez là. Ce cheval doit valoir une coquette somme... - Un compliment sur la monture flatte toujours le propriétaire. Marcelin poursuivit : - Et jolie carriole, robuste et entretenue avec soin. Il m’en faudrait bien une comme celle-là pour me rendre au plus vite... où je vais..
- Et peut-on savoir tu vas, mon petit jeune homme ?
Aïe ! Marcelin s’en tira en éclatant de rire.
- Assez loin pour ne pas être retrouvé par le père de ma belle...
- Ah, je vois ! Un fieffé polisson, hein !
Le ton était sévère mais les yeux du bonhomme pétillaient sous les sourcils en broussaille, démentant les paroles.
- Écoute, mon garçon, je rentre à Orléans après avoir livré un tonnelet de vinaigre à un apothicaire et un autre à une auberge. Si la direction te convient et si le cœur t’en dit je t’offre une place. Mon cheval n’est pas si vaillant que tu le penses et nous n’iront pas vite.
Dans la carriole régnait une odeur aigrelette évoquant au garçon les dortoirs surchargés de Montaigu, les corps mal lavés des pensionnaires et la paille pourrie des grabats. Mais ce n‘était pas le moment de faire le difficile. Ils s’arrêtèrent dans de bonnes auberges où le patron vinaigrier payait pour deux. En trois jours, on a le temps de bavarder. Le brave homme, sincère, se confia au garçon lequel, en retour, lui raconta n’importe quoi.
Le commerçant se présenta : Florent Meunier. Marcelin feignit de s’extasier de la coïncidence, prétendant se prénommer aussi Florent. Ce qui émut le bonhomme qui offrit d’héberger Florent Beaudet quelques jours. Le fugueur resta quatre semaines chez le commerçant, se reposant de son séjour aux étuves. Le brave homme savait un peu lire mais pas écrire, et comptait fort mal. Marcelin le persuada que ses affaires se trouveraient bien d’avoir un employé capable de gérer sa comptabilité et de ne pas faire d’erreur d’additions. Grâce à lui, quelques mauvais débiteurs furent contraints de rendre gorge. Le patron appréciait ce garçon serviable qui n’avait qu’un petit défaut : une propension à se laver trop souvent. Le séjour aux étuves avait converti l’ancien écolier.
Veuf sans enfants, n’ayant pour héritier qu’un lointain petit-neveu, ingrat de surcroît, le vinaigrier se proposa d’adopter Marcelin. Cela ne faisait pas l’affaire du garçon. Il avait goûté à la liberté et entendait bien ne pas la perdre. De plus, le vinaigrier recevait à sa table des officiers du guet, des échevins et des juges qu’intriguait la présence du jouvenceau.
- Allons, Maître Meunier, avouez la vérité : ce garçon est votre fils ! La preuve en est que vous lui avez donné votre prénom.
- Un enfant de l’amour, Maître Florent ?
Heureux et fier, Meunier jouait la discrétion, laissait planer le doute, Mais Marcelin avait hâte de fuir. Pendant deux autres semaines, Il cacha sa résolution à son hôte. Le vinaigrier devait livrer deux tonneaux à Blois. Le garçon profita de son absence pour partir. Il hésita à faire main basse sur les économies du commerçant. Un louable scrupule le retint. Dans un sursaut d’honnêteté, il se contenta d’en prendre la moitié. Il se rendit ensuite dans la Rue aux Juifs où il échangea ses habits de damoiseau contre des hardes moins susceptibles d’attirer la convoitise des larrons. Âprement disputée, la transaction lui rapporta quelques écus de plus.
Ainsi lesté, Marcelin Baudet prit la route.
Elle menait à Romorantin. Il y arriva un mois plus tard.


*

4

UNE CHAMBRE D’AUBERGE

- Bonne hôtesse, une chambre n’est pas mon premier souci, répondit avec douceur le Chevalier à l’offre de dame Claudine. Je prendrai telle chambre qu’il vous plaira m’octroyer...
Ces mots frappèrent l’aubergiste au cœur. Elle frémit, le souffle court, les joues empourprées. Telle chambre ? Pourquoi pas la mienne ? Elle s’embrouilla dans les mailles de son tricot. Ses yeux se portèrent de nouveau sur les charmes apparents de son hôte et c’est à peine si elle écouta la suite de ses propos
- J’ai vu dans votre cour un cheval bai qui me plairait fort s’il était à vendre...
Bertrand-Benoît fit une pause. Sa phrase contenait une question. Elle resta sans réponse. Il hésita :
- Un garçon, Marcelin... je ne sais plus quoi, soignait le cheval. Il ferait un bon écuyer si je pouvais l’engager...
Nouvelle question, nouveau silence. Dame Claudine continuait à le regarder sans le voir, laissant vaguer son imagination. Un jeune homme de cette trempe valait mieux que l’escholier tout juste pubère qu’elle avait recueilli à tout hasard. Ce chevalier devait bien égaler deux coqs ! D’autant que l’époux tirait sur la quarantaine et que le commis Quentin, un rustre, manquait singulièrement de fantaisie. Pensive, elle promena une main machinale sur la naissance d’un sein voluptueux. Cette séduisante femme brune dont une mèche s’échappait du bonnet empesé, possédait une peau souple et grasse de blonde. Ses doigts jouaient avec les lacets du corsage, les dénouant et libérant un peu plus la poitrine sans qu’elle y prît garde. De ses belles dents blanches, elle mordilla sa lèvre encore gonflée par la période qui s’achevait. Elle y passa la pointe de sa langue. Ne sachant comment interpréter son silence, encouragement ou fin de non recevoir, troublé par le spectacle lascif qu’offrait la belle aubergiste, le chevalier rougissant se décida à poursuivre.
- J’ai fait serment de... d’effectuer un pèlerinage à Jérusalem, de gagner le duché de Bourgogne en passant par la comté. Vous conviendrez qu’il m’est difficile, à moi, Bertrand-Benoît de la Tour de Chèvreville d’arriver en si petit équipage à la Cour des Ducs.
- Oui, bien sûr, marmonna Claudine.
- Je présume que votre bai vaut plus que Merline, ma mule blanche, mais je suis prêt à compenser la différence en écus d’or...
- Le nigaud ! pensa l’aubergiste. Mon Bayard vaut certes plus que sa mule, mais est-ce ainsi qu’on commerce, en décriant sa propre marchandise au risque de faire monter les enchères ?
Elle secoua la tête, apitoyée par ce grand dadais et un léger sourire glissa sur ses lèvres. Une fois encore, il ne comprit ni le geste ni le sourire. Il bégaya un peu, s’enferra davantage, incapable de donner un sens aux silences de l’hôtesse.
- Bien sûr, j’aurais préféré garder aussi la mule, mais je ne suis pas... riche. On m’a volé mon héritage... Maître Saint-Amand, le tabellion...
- Je le connais, fit dame Claudine avec une petite grimace.
Elle-même, à la mort de son époux, avait failli être victime des menées de Saint-Amand. Il avait tenté de faire valoir une prétendue promesse de vente du défunt. Mal renseigné, le tabellion ignorait que la veuve avait reçu l’auberge en héritage et que l’époux n’avait aucun droit sur le bien. S’ensuivit une dispute mémorable à laquelle assista tout le quartier quand le notaire vint aux Deux Coqs accompagné de quatre faux témoins, dont son ami le bedeau. Saint-Amand avait fini par fuir sous le riche répertoire d’insultes de dame Claudine et les huées de la foule. Elle ricana à ce souvenir et Bertrand-Benoît incapable d’interpréter cette réaction en bégaya deux fois plus.
- Je possède... Un petit trésule... Un pécor... euh... un pécule... Un trésor sauvé par la feue comtesse, ma maman. Mais, suffirait-il ?... Non, de toute évidence. Cela dit, je suis fort et courageux. Je... J’ai résolu de me faire Chevalier Errant. Et de consacrer mon épée Bon Conseil... je veux dire Fulgure, bien entendu, au soutien de nobles causes. Par exemple, le... Oh !... Il ne manque pas de nobles causes, n’est-ce pas, gente dame ? La foire rassemble d’honnêtes marchands mais elle attire aussi larrons et mécréants prompts à mal faire... Les archers du guet ne sont jamais là quand on a besoin d’eux. Je pourrais me mettre un temps à votre service... Chasser les trublions, ramener les violents à la maison... Je veux dire à la raison ! Bouter hors les ivrognes, interdire votre porte aux quémandeurs et malfaisants... Du moins, Pendant la durée de la foire...
- Quatre jours encore, pensa dame Claudine. Soit cinq nuits...
Elle hocha la tête, regarda le chevalier de haut en bas, l’évalua et, évoquant son époux et le premier commis, conclut en elle-même :
- Il tiendra bien jusque là...
Entre personnes de bonne foi, nul besoin de contrat, de traité, de signatures. Une parole suffit. Surtout si on invoque au passage quelque saint ou la Mère de Dieu, et qu’un serment sur la Croix scelle la transaction. Le marché était simple. Le temps de la foire, le Chevalier veillerait sur le calme et la tranquillité de l’auberge. Sa seule présence, sa taille, ses épaules larges, son épée, le prestige de son nom dissuaderaient les fauteurs de trouble, les ivrognes et les paillards de s’attaquer à dame Claudine et à ses meubles, ou de s’esquiver sans payer leur écot. La foire finie, Bertrand-Benoît repartirait monté sur un cheval digne de lui, suivi d’un écuyer chevauchant la belle mule blanche. Il se présenterait en bel équipage à Bois-Mésange pour faire ses adieux. Mais le trésor de la comtesse de Chèvreville aurait fondu.
Tel fut l’arrangement que dame Claudine Ambert réussit à faire accepter au Chevalier Errant. Elle regrettait un peu d’avoir à se séparer de Marcelin Baudet. Le garçon était un peu jeune mais il y a plaisir à guider les premiers émois d’un adolescent. En le ménageant avec sagesse pour qu’il dure. Mais l’écolier, de nature fugueuse, aurait fini par déguerpir sans crier gare. Afin de ne pas donner aux clients de l’auberge l’impression que le chevalier n’était rien d’autre qu’un nouvel employé, il suffirait de dire la vérité, solution pratique qu’on n’envisage que trop rarement.
Préparant son pèlerinage, le jeune comte de Chèvreville devait attendre aux Deux Coqs qu’on lui remette les sauf-conduits indispensables au voyage. Il en profiterait pour faire poser des fers neufs à sa monture, dorer ses éperons et changer la corde de son arbalète. Il trouverait bien un blasonnier pour repeindre son écu,
Il lui faudrait aussi obtenir des lettres de rémission pour le crime de Marcelin Baudet. Paris était loin, les échevins de Sologne n’entendaient pas se laisseR dicter leur conduite par ceux de la grande ville. Dame Claudine saurait plaider la cause de l’écolier. Les magistrats de Romorantin ne resteraient pas insensibles aux arguments que la belle voluptueuse saurait leur présenter à sa façon. Tout cela prendrait bien une semaine. En prime, l’aubergiste habillerait de neuf son faux nouveau commis. Elle prétendait avoir en réserve hauts de chausses, pourpoints et bottes à la taille du chevalier. En réalité, elle savait déjà où tout acheter et s’en occuperait dès que son hôte se serait restauré. Les Juifs de la ville étaient les plus honnêtes qui soient et on n’en avait pas trop tué ces derniers temps. Claudine se ferait un devoir d’aider le chevalier à enfiler ses nouveaux vêtements...

*

Passant par les courtines, un rayon de soleil vint chatouiller le nez de Bertrand-Benoît. Il éternua.
- Dieu vous bénisse, mon doux sire.
Le chevalier se redressa en sursaut sur le lit où il avait dormi presque assis et entièrement nu. Les courtines de toile bise s’étaient entr’ouvertes. Vêtue d’une simple camisole qui ne cachait rien de ses charmes, ses cheveux dénoués tombant en cascades sombres sur ses épaules rondes, dame Claudine lui sourit. D’une main hâtive, le Chevalier se recouvrit d’un drap pudique. Il balbutia :
- Mais qu’est-ce...
Soudain, la mémoire lui revint. Il avait fort bien calmé sa faim après avoir passé contrat avec l’aubergiste. On cuisinait dans la grande salle des Deux Coqs sous l’œil et le nez attentifs des clients. La vaste cheminée fumait un peu mais l’odeur suave des mets faisait oublier cet inconvénient. La vieille servante, Marthe, dont les talents culinaires en auraient remontré à Guillaume Taillevent lui-même gardait jalousement le secret de ses recettes. Claudine avait tenu à dicter personnellement le menu, choisissant les mets les plus aptes à échauffer le sang. Pâté de venaison fortement poivré, écrevisses flambées à l’eau-de-vie de prune, truffes en beignets évidées et farcies de foie gras, deux coquelets au vin de Saumur garnis de petits mousserons et parfumés à la muscade - la spécialité de la maison -, salade de cresson à l’huile de noix et, pour terminer, une omelette soufflée au miel.
Dame Claudine assurait le service, veillant à ce que le chevalier fasse honneur au repas. Seul petit point noir, le jeune comte ne but que de l’eau claire.
Repu, le chevalier avait ensuite essayé les vêtements promis. L’aubergiste ne put comme elle l’espérait aider Bertrand-Benoît à les enfiler. Pudique, il avait exigé d’être seul. Tout vient à point à qui sait attendre, jugea l’hôtesse avec une sagesse digne de la Margoton ou de dame Berthe. Elle était bien décidée à se rattraper la nuit venue.
Tous les employés des Deux Coqs, Marthe la cuisinière, Toine l’idiot chargé de couper le bois et d’entretenir les feux, Martin, le jardinier pied-bot qui régnait sur le potager de l’auberge, Blanche, l’obèse pédauque préposée aux chambres et éventuellement à leurs occupants et, bien entendu, Marcelin Baudet avaient été conviés par leur patronne à venir admirer le jeune comte de La Tour de Chèvreville.
Il faut le reconnaître, Bertrand-Benoît avait noble allure.
Les chausses rouges, les hauts de chausse noirs qui descendaient à mi-cuisse, fermés par une braguette triangulaire que retenaient deux boutons, la chemise bouffant dans l’échancrure des chausses, et le pourpoint vert, court et ajusté dégageant bien les fesses, étaient d’excellente qualité. Le marchand juif avait sorti ce qu’il avait de mieux dans sa boutique.
Claudine avait recousu elle-même le nœud tressé. Elle aurait voulu compléter la tenue par de hautes bottes molles mais Bertrand-Benoît tenait à conserver ses heuses. Il dut dire adieu à sa toque emplumée et adopter un feutre à bord large d’où pendait une plume d’autruche. Chapeau à la mode qu’il jugea ridicule. Pour ne pas vexer la trop généreuse hôtesse, le chevalier feignit d’admirer la coiffure, se jurant de la porter le moins souvent possible.
Promu officiellement premier écuyer, Marcelin avait eu droit lui aussi à des vêtements presque neufs qui firent de lui un écuyer présentable, veste courte à rayures vertes et rouges sur des hauts de chausse jaunes, bonnet de feutre noir relevé sur la nuque et allongé en bec sur le front. Il se mit aussitôt en campagne, menant Bayard chez le maréchal-ferrant. Ne trouvant pas de peintre en blasons à Romorantin, il résolut de repeindre lui-même l’écu de son nouveau maître et s’en tira avec honneur. Quant à faire plaquer d’or les éperons du chevalier, mieux valait n’y pas penser. L’orfèvre Papin exigeait une fortune pour ce travail.
- Doux sire, que diriez-vous d’une bonne sieste pour bien digérer, proposa Claudine. Blanche est assez paresseuse et les chambres d’hôte ne sont pas encore faites. Mais, en attendant, vous pourrez vous reposer sur mon propre lit. La porte est munie d’un loquet et nul ne vous dérangera. Bien sûr, vous ne pourrez garder votre pourpoint et vos chausses sans risquer de les froisser.
Elle n’avait pu assister à l’essayage des vêtements et pensait se rattraper sur le déshabillage. Une fois de plus son espoir fut déçu. Bertrand-Benoît accepta poliment son offre mais déclara avec fermeté ne vouloir quitter ses vêtements qu’à l’abri de tout regard. La pudeur est chose fluctuante. S’il trouvait normal de sortir nu de la rivière aux yeux des villageoises assemblées, il jugeait indécent de se dévêtir devant elles. Fine mouche, Claudine n’insista pas. D’autres tâches l’attendaient. Elle devait demander aux autorités le passeport permettant à Bertrand-Benoît de se rendre en Bourgogne, ce qui n’offrirait aucune difficulté compte tenu des quartiers de noblesse du chevalier.
Solliciter des magistrats la grâce de Marcelin Baudet risquait d’être plus délicat. Après tout, il y avait eu meurtre. Mais Paris était loin, les nouvelles ne vont pas vite, les lettres de justice non plus. Les vieux juges sont sensibles à la beauté et une main qui s’égare sur un sein royalement offert n’a jamais tué personne. Ces visites prendraient l’après-midi entière. Il importait seulement que dame Claudine fût de retour pour le réveil de Bertrand-Benoît, le souper et les suites qu’elle se promettait...

*
- J’ai honte, ma bonne hôtesse...
- De quoi, mon doux sire ?
- Ne suis-je pas… nu ?
- Tout à fait nu, beau chevalier.
- Et comment se fait-il que je sois couché ici ?
- Rien de plus normal, mon beau jouvenceau. Il n’y avait pas de chambres libres et vous aviez si bien soupé qu’il vous fallait un lit. Soupé... et bu !
- Voulez-vous dire... bu... du vin ?... C’était la première fois, dame Claudine, je vous le jure.
- Je vous crois. Et... c’était bien aussi la première fois pour ce que nous avons fait cette nuit ?
Bertrand-Benoît sursauta, la mémoire lui revint. Ainsi s’était soudain éclairci le mystère qui le troublait depuis plusieurs années. Il se rappela l’angoisse qui le saisissait certains matins en constatant qu’il avait souillé son drap. Redevenait-il un petit enfant incontinent ? Était-il atteint de quelque infection diabolique ? Quand il avait enfin osé s’ouvrir à la Margoton de ce trouble secret, elle avait éclaté de rire et avancé de si extravagantes conclusions, assortissant ses commentaires de précisions si salaces qu’il s’était enfui en se bouchant les oreilles. Et cette nuit, il avait...
- Jésus, Marie, Joseph ! Je suis damné !
- Pourquoi ?
- N’ai-je pas commis le péché de fornication ?
- Pas vous, beau chevalier, mais moi.
- J’étais votre complice, belle hôtesse.
- Ma victime, doux ami.
- Que Dieu me pardonne : j’ai péché pour la première fois...
- Pour les DEUX premières fois, rectifia dame Claudine.
Bertrand-Benoît sentit le rouge lui monter aux joues.
- Je suis donc deux fois coupable...
- Non, dit l’aubergiste. C’était le même péché puisque vous ne vous êtes pas confessé entre les deux.
Cette curieuse arithmétique ne convainquit pas le chevalier. Dame Claudine entreprit de lui rappeler ce qui s’était passé entre eux. Avec un luxe de détails qui l’émurent et réveillèrent en lui la bête assoupie. D’un geste vif, l’aubergiste rabattit le drap et se laissa tomber en travers du lit, gourmande.

lundi 16 juin 2008

Hisstoire de Marcelin Baudet

*

Noël 1499, quelques mois donc avant le vœu du Chevalier.
Marcelin grelotait. Sa cape de mauvaise laine grise percée par l’usure et les mites ne lui tenait pas chaud. Quand coulait en lui la veine poétique, le garçon tendait la cape sombre à bout de bras; le soleil ou la lune passant au travers des trous semblait allumer des étoiles sur le triste tissu. Mais la poésie ne nourrit pas son homme et Marcelin avait le ventre à peu près vide quand il commit son crime. Le petit morceau de pain rassis fourni au lever du jour par l’économe du Collège ne l’avait pas rassasié. Il devrait attendre le soir pour avaler une soupe claire et grignoter une pomme.
Marcelin réprima un éternuement qui aurait pu le dénoncer et grelotta de plus belle. Une petite pluie froide avait transformé en patinoire les rues du quartier et le garçon avait glissé dix fois dans la rue de la Montagne. Ses galoches à semelles de bois n’étaient pas cloutées. Tapi dans l’angle d’une porte cochère, il tendit l’oreille pour savoir si les argousins lancés à ses trousses avaient retrouvé sa trace. Sa course ne l’avait pas réchauffé. Dilemme insoluble. Il devait fuir le plus vite possible. Mais plus il courait vite, plus le bruit de ses semelles claquant sur le sol durci attirait l’attention. Encore heureux qu’on n'ait pavé que le caniveau, au milieu de la rue ! Il grelotait autant de froid que d’appréhension. Sa misérable cape grise risquait d’attirer l’attention des archers. La quitter serait offrir à la bise qui soufflait de la Seine une culotte aussi trouée que la cape.
Un cri l’alerta :- Gare l’eau !
Une fenêtre venait de s’ouvrir et une commère vidait dans la rue un vase de nuit dont le contenu rata le peu le garçon. Il insulta copieusement la femme qui lui répondit par un chapelet d’injures avant de refermer sa fenêtre. Marcelin s’en voulut aussitôt d’avoir manqué de prudence. Ce n’était pas le moment d’attirer l’attention.
Une seconde, il envisagea de revenir au collège. Il n’y aurait pas plus chaud car Maître Jean Standonck, ce vieil avare de principal, fournissait le bois avec parcimonie. Les cheminées ne réchauffaient que ceux qui se pressaient sous le manteau, dos glacé et ventre rôti. Du moins, le vent ne soufflait-il pas aussi fort dans les couloirs de la vieille demeure que dans les ruelles du quartier latin.
- Mon garçon, rentrer serait une très mauvaise idée : les argousins ont dû obtenir mon signalement des quelques passants qui ont assisté à la rixe entre le vagabond et moi...
Sa cape l’avait dénoncé comme une capette, pauvre élève du pauvre collège de Montaigu, situé sur la rue des Sept-Voies. Les sergents devaient déjà monter la garde près de la porte de l’institution. S’il se présentait, il y a gros à parier qu’on aurait tôt fait de le traîner au Châtelet. Ou, pis encore, de le jeter simplement dans la Seine pour éviter les frais d’un procès.
Six heures sonnaient à l’horloge de la Sorbonne. Il était sorti au gris de la nuit pour mendier son pain, comme tous ses camarades devaient le faire. Standonck appliquait des règles strictes; la pauvreté était la vertu chrétienne qu’il prônait le plus volontiers. Le principal imposait un jeûne rigoureux à ses pensionnaires. À Montaigu on faisait maigre sept jours sur sept.
- Les privations rapprochent de Dieu, professait Standonck. Un estomac vide ne porte pas au sommeil. On en écoute d’autant mieux les leçons de morale.
L’écolier était censé rentrer pour la prière du matin et la première leçon de latin. Montaigu était une grande école...
- Une grande école ? coupa Bertrand-Benoît.
- Oui, grande parce qu’on y enseigne le latin, dit Marcelin.
- Et... les petites écoles ? l
Marcelin sourit.
- Les petites écoles, les écoles françaises, n’ont pas cette chance ! Si on peut dire. En revanche leurs élèves sont mieux logés que nous; ils dorment sur de la paille presque propre. Cela m’est arrivé aussi quelquefois, quand j’avais eu la bonne fortune d’aller à Montpipeau
- Pour y acheter de la paille ? questionna Bertrand-Benoît , surpris.
- Décidément, sire Chevalier, vous n’avez jamais beaucoup voyagé.
- C’est vrai, mais pourquoi dis-tu cela ?
- Aller à Montpipeau, c’est simplement tricher avec des dés... pipés.
Il aimait jouer contre les provinciaux trop naïfs. Il gagnait à tous coups. La petite escarcelle plate qui pendait à sa ceinture ne contenait pas d’argent mais les fameux dés. Pour avoir sa paille, il suffisait à Marcelin de glisser quelques deniers à Renaudin, l’économe, professeur de calcul arithmétique, compatriote de Standonck et son âme damnée, eunuque obèse tripoteur de jeunes élèves.
Les parents adoptifs de Marcelin, honnêtes vignerons des coteaux d’Auteuil, avaient espéré que leur faux rejeton prendrait leur suite et continuerait à produire l’excellent petit vin qui avait fait leur renommée. Sans enfants, ils avaient recueilli un bébé trouvé sur un tas de fumier près du Faubourg Saint-Honoré, dans la ruelle Baudet. Ce qui avait valu à l’enfant ce patronyme animalier peu flatteur. Marcelin avait dû être abandonné par ses vrais parents quand ils avaient constaté qu’il était bossu. Le garçon venait de fêter ses dix ans quand ils moururent d’une forme de lèpre. Les médecins prouvèrent de façon irréfutable que les époux n’en seraient pas morts s’ils avaient adressé toutes les prières requises à saint Loup. Il y avait eu là mauvaise volonté de la part des malades, ils méritaient donc leur sort.
On confia le gamin à une vieille cousine jouissant d’un beau revenu. Le confesseur de la dame espérait qu’après l’avoir couché dans son lit, elle le coucherait sur son testament. Il vit arriver sans plaisir le jeune héritier. Il lui fallut quelques années pour convaincre sa vieille maîtresse de se débarrasser de Marcelin en le plaçant au collège.
Il avait treize ans quand il entra au collège de Montaigu. Ses compagnons le surnommèrent Beau-Bignon, à cause de sa bosse. Il fut intronisé le jour des Saints Innocents suivant le rituel appliqué aux nouveaux, les Béjaunes. Rituel rigoureux à base d’eau glacée et de coups. Marcelin faillit en crever. Il subit deux ans les tendresses de Renaudin. Un solide coup de poing sur le nez mit fin aux exploits de l’économe avec lequel Marcelin ne garda plus que des relations d’affaires. À seize ans maintenant, il connaissait un peu de latin et d’Histoire sainte. Les jeux de hasard lui avaient appris les trois opérations. Bagage intellectuel suffisant pour réussir dans la vie quand on sait parler argot, chaparder sur les marchés, tricher aux cartes et aux dés, courir vite. Le garçon possédait un visage effronté grêlé de petite vérole. Il avait des yeux rieurs sur lesquels retombait une masse de cheveux couleur paille et un nez insolent qui jouait des narines comme on joue des coudes pour se faire voir dans un semis de taches de rousseur. Un perpétuel sourire errait d’ordinaire sur ses lèvres.
Pourtant ce matin-là, Marcelin Beaudet ne souriait pas. Il remontait la rue de la Montagne Sainte-Geneviève quand il avait aperçu une demi-boule de pain oubliée sur une borne cochère ou déposée par quelque âme charitable.
- Un miracle ! s’est écrié Marcelin.
- Un miracle! s’écriait en même temps un jeune homme aussi pauvrement vêtu que Marcelin.
- J’ai vu le pain avant toi, dit Marcelin
Ce qui était vrai.
- Mais je suis plus fort que toi, rétorqua l’autre.
Ce qui était également vrai.
Marcelin pensa que son compétiteur sortait du collège de Navarre tout proche.
Ce qui était faux.
En réalité, le jeune homme avait tout du vagabond, besace sur l’épaule, jaque de grosse toile et chapeau informe. Il serrait dans sa main un bâton à deux bouts - un gros et un petit - et semblait décidé à s’en servir. Marcelin et lui se tenaient de chaque côté de la borne, chacun guettant l’autre. Aucun d’eux ne se risquait à tendre la main vers le butin convoité. Il aurait fallu se pencher, offrir sans défense sa tête et sa nuque.
Un troisième rival s’était alors manifesté, un grand chien noir, maigre et sale, le poil hirsute, bavant de désir devant le quignon de pain. La présence des deux hommes et du bâton suffit à le tenir à distance. Le bâtard restait assis, l’œil alerte, attendant que la chance le favorise.
Un énorme rat noir hérissé, trempé, traversa la rue sur la pointe des pattes espérant vainement ne pas se mouiller. Il s’arrêta, frémit des moustaches en voyant le chien, semblant le rendre responsable des intempéries. Le chien noir hésita une seconde. Devait-il se lancer à la poursuite du rat sans doute plus agile que lui, tenter un affrontement à l’issue douteuse ou continuer à guetter le pain ? Cependant, le collégien de Montaigu jugeait plus sage de composer.
- L’ami, partageons la miche. Il y en a suffisamment pour deux..
- Il y en aura encore plus pour un seul.
Marcelin feignit de s’étonner :
- Voudrais-tu m’abandonner ta part. Cela dénote une âme charitable et une générosité toute chrétienne...
- Ne fais pas le drôle, capette ! Ôte-toi de là, ou gare...
Quelques passants, sentant venir l’orage, avaient prudemment hâté le pas et disparu. Des voisins se penchaient aux fenêtres pour voir la suite de la querelle Quelques-uns même engageaient des paris. Le vagabond brandit son gourdin, tenu par le petit bout. Le chien noir se releva, recula, les pattes raidies, en montrant les dents et en grondant. Le vagabond le menaça.
- Toi, le bâtard, cesse de grigner où je te renvoie à saint Roch.
Le chien n’insista pas. Il tourna la tête : le rat avait disparu dans un soupirail de cave. Mieux valait attendre encore un peu.
Marcelin ne se sentait pas de taille à sortir victorieux de l’affrontement. Il amorça un demi-tour et retraita. Fier d’une facile victoire, décidé à la conclure de façon glorieuse en assommant l’écolier, l’autre leva son bâton. Marcelin tendit la jambe et le ribaud s’étala. Dans sa chute, sa tête heurta la borne. Étourdi, il lâcha son gourdin. Marcelin s’en saisit, le brandit à son tour et voulut l’abattre sur les jambes de son adversaire. S’il ne lui brisait pas le tibia, le genou ou la cheville, du moins lui ferait-il assez mal pour que l’autre n’essaie pas de le poursuivre.
Malheureusement pour les deux, le vagabond tenta de se relever au moment où le gourdin s’abattait, ratant la jambe mais pas le crâne. Il y eut un craquement de mauvais augure. Un filet de sang coula d’une oreille de la victime qui s’immobilisa, sans vie. Marcelin prit la fuite, abandonnant le cadavre, le gourdin et le pain. Le roquet profita de l’aubaine, s’enfuit à son tour, n’emportant que le pain. Le garçon redescendit en courant la Montagne Sainte-Geneviève, glissant sur le verglas, tombant, se relevant pour fuir encore, pleurant de peur et de rage.
Une grosse femme se pencha à sa fenêtre au risque de faire déborder un sein de sa camisole, et piailla. Bientôt, des archers du guet royal accoururent. Quatre hommes et un sergent. Le chef regarda le mort. Pas de doute, c’était un des leurs, un des espions chargés de surveiller discrètement la gent estudiantine. Furieux, le sergent, donna des ordres.
- On doit retrouver l’assassin.
- Il sera pendu ! dit un des archers.
La femme tendit le bras.
- Il s’est sauvé par-là.
- Vous l’avez vu, ma belle ? demanda le sergent.
Cette flatterie imméritée fit rougir la grosse commère qui minauda avant de préciser :
- Il est tout jeune et porte une cape grise.
- Un étudiant, grogna un argousin. Il dépend de l’Université et appartient à la justice d’Église. Ça va faire des tas d’histoires si on le fourre en prison.
- Qui parle de ça ? dit le sergent. Je vous demande seulement de le retrouver. Nous ferons justice nous-mêmes... J’ai un compte à régler avec les capettes. Pendant la dernière grève, un de ces brigands a failli m’assommer.
Marcelin fuyait toujours. Il traversa la place Aubert qui tirait son nom de Maître Albert, Magister Alberti, selon les uns, et de Mau Berg, mauvaise montagne, selon son professeur de latin, curé défroqué, qui y voyait le triste souvenir de la victoire de Labienus...
Bertrand-Benoît interrompit le récit du jeune garçon.
- Alberti ? Qui c’est ?
- Je ne l’ai jamais su, avoua Marcelin, et je ne m’en porte pas plus mal...
- Moi non plus. Et Labienus ?
- Idem.
-. Continue donc...
- J’allais m’engager dans une ruelle quand un balayeur pied bot m’a crié un avertissement. Évidemment, je n’ai pas compris.
- Pourquoi ?
- Je vous l’ai dit, sire chevalier : c’était un balayeur...
- Et alors ?
Marcelin regarda Bertrand-Benoît avec étonnement : ce jeune seigneur ne savait rien de la vie ! Il expliqua que l’homme, un Breton, avait crié dans sa langue. Presque tous les hommes de sa corporation venaient de Bretagne. Ils arrivaient avec leurs fagots de genêt et étaient vite embauchés pour balayer tout ce qui souillait les rues, paille pourrie, rats crevés, os de volailles, merdes de chiens, trognons de choux, épluchures de navets, bébés morts-nés ou étranglés.
Le garçon reprit son récit. Le geste du pied-bot était explicite. Marcelin vira donc à angle droit dans une autre ruelle. Juste à temps. Derrière lui résonnaient le pas des archers et le cliquetis des épées. S’il n’était pas grand, Marcelin était agile et la peur lui donnait des ailes.
Le bruit des pas de ses poursuivants se rapprocha, augmenta. Une autre patrouille, menée par un chevalier du guet, avait rejoint la première. L’écolier manqua de peu s’engager dans un cul-de-sac, l’Impasse Coupe-Gorge. Là, grouillaient de faux estropiés entretenant leurs plaies avec la clématite, l’herbe aux gueux, et des sabouleux jouant le haut-mal en faisant mousser un morceau de savon dans leur bouche. D’autres se frottaient le visage avec de l’amadou pour se donner un air maladif et apitoyer les passants, les amadouer. Même les archers n’oseraient le poursuivre dans cet enfer. D’un autre côté, à moins d’être introduit dans une des bandes, nul ne se risquait dans cette impasse-là.
Entendant les cris des sergents et le martèlement des bottes, les bourgeois se barricadaient chez eux, redoutant une sédition. Des commerçants inquiets plaquaient des volets de bois sur leur boutique. Ils s’interpellaient, se disputaient, s’accusant les uns les autres de la présence de la police. L’un d’eux n’aurait-il pas enfreint un édit, oublié de payer une redevance ou une amende, recueilli chez lui un Juif déicide ? On ressortait de vieilles querelles, on brandissait poings ou bâtons. La course de Marcelin allait-elle déclencher une émeute ? Le garçon fuyait toujours. Aurait-il le temps de traverser la Seine pour réclamer asile à Notre-Dame ou à l’église Saint Jacques de la Boucherie ? Il hésita, tournant en rond dans ce quartier Saint-Benoît qu’il connaissait si bien. Il se réfugia un moment sous un porche avant de repartir, entra dans la Ruelle des Étuves. Une porte entrebâillée se présenta enfin au fuyard. Il la poussa, entra, referma la porte et s’y adossa, essoufflé.
L’air fleurait bon le savon; une vapeur chaude régnait dans la pièce. Des rires de femmes résonnaient sous les voûtes basses soutenues par des piliers massifs. Une grosse étuveresse s’approcha de Marcelin.
- Il est trop tôt, mon beau jouvenceau, dit la femme avec un sourire avenant. L’eau n’est pas encore assez chaude et les bains de vapeur ne fonctionnent qu’en fin de matinée...
Elle s’interrompit, regarde mieux le garçon. Il était trop jeune pour avoir besoin d’une suerie destinée à faire sortir du corps par sudation ces vilaines maladies nouvelles qu’attrapaient débauchés et luxurieux dans leurs orgies. Puis elle nota les chausses déchirées et surtout la cape trouée qu’elle reconnut. Il ne s’agissait pas là d’un client matinal.
- Que se passe-t-il, capette ?
- Le guet, balbutia Marcelin..
Une demi-douzaine de jeunes femmes étaient apparues, étuveresses et masseuses solidement bâties. Toutes portaient des sabots aux pieds; des tabliers recouvraient les amples jupes de grosse toile et des bonnets encadraient des visages rougis par la chaleur des feux. Les manches roulées des chemises laissaient voir des avant-bras musclés.
- Des archers, hein ? grogna la patronne.
Elle poussa rapidement les verrous de la porte. Elle n’aimait pas les sergents du guet. Abusant de leur autorité, ils exigeaient bains et massages gratuits et ne se privaient pas pour frapper la maison d’amendes à la moindre dérogation aux arrêtés multiples et souvent contradictoires régissant la profession des Étuveurs. La maison, propriété d’un riche marchand nommé Jacques James, avait bonne réputation à l'inverse de bien d’autres qui n’étaient que des bordels.
Quelques ordres rapides de Babette : Marcelin Baudet fut happé, entraîné, absorbé par l’essaim de femmes. Il était temps. Un Je Vous Salue Marie plus tard, des coups rudes frappés à la porte et une voix autoritaire annoncèrent l’arrivée des argousins. L’accorte patronne prit tout son temps pour déverrouiller la porte. Elle feignit de s’étonner de la présence des archers. Ceux-ci auraient dû savoir qu’il est trop tôt pour les bains et que ...
- Il ne s’agit pas de ça, Babette, coupa le chef. Nous cherchons un garçon avec une cape grise. Est-il venu ici ?
- Vous savez bien que ce n’est pas l’heure...
- Tu fais exprès de répondre à côté ? Mes hommes fouillent toutes les maisons du quartier à sa recherche. Fais attention à toi et à tes employées. Malgré son jeune âge, ce capette est dangereux. Un meurtrier...
- Sainte Marie, Mère de Dieu, protégez-moi ! s’écria la Babette en multipliant les signes de croix. Si je le vois, je ne manquerai pas d’envoyer une des miennes vous prévenir...
Le chef ne sembla pas convaincu.
- Ouais !... On va quand même fouiller chez toi. Fais venir tes filles.
Quelques instants plus tard, les archers se répandaient un peu partout. Il y avait peu de cachettes possibles dans l’établissement. À tout hasard, les hommes regardèrent dans les chaudrons, plongeant l’épée dans l’eau en ébullition, escaladant les tas de bois du bûcher.
Ils descendirent au sous-sol pour regarder flamber le grand feu de l’hypocauste dont les tuyaux amenaient la chaleur dans les salles de sudation, inspectèrent les cuveaux de bois et les armoires à linge. Sans rien trouver. Pendant ce temps, le chef faisait les cent pas devant les femmes alignées devant lui. Il s’arrêta soudain, revint vers une jeune étuveresse qui baissa les yeux pudiquement.
- C’est une nouvelle ?
- La fille de mon frère Antoine, dit Babette. Autrement dit ma nièce. Elle arrive de sa Normandie pour apprendre le métier. Là-bas, il y a des fièvres... et des Anglais. Je l’ai prise par charité, je ne pouvais pas refuser d’accueillir un membre de ma famille.
- Ah, la famille ! railla un sergent qui n’en avait pas.
- Vous pouvez le dire, soupira Babette. C’est jeune, un peu niais et ça ne sait pas faire grand chose.
Le chef regarda la nièce. Elle était petite, le bonnet rond encadrait un visage ingrat que déparaient encore des taches de rousseur. Le sergent loucha sur une poitrine on ne peut plus plate et hocha la tête.
- Quitte à te décevoir, Babette, dit-il, je crois que ta nièce ne sera jamais une très jolie fille.
La nièce pouffa d’un rire imbécile et se cacha le visage derrière sa main. Babette soupira.
- J’en suis bien certaine, hélas ! messire Chevalier. Regardez : ça la fait rire ! Elle est vraiment trop idiote. Il paraît que c’est à cause de l’eau qu’on boit par chez eux. En plus, ça donne des goitres.
Babette continua d’énumérer les méfaits de la vie à la campagne mais le sergent n’écoutait plus. Il s’impatientait, inquiet du temps que mettaient ses hommes à fouiller l’établissement. Il est vrai que plusieurs étuveresses les avaient accompagnés pour leur ouvrir les portes. La fouille des archers avait parfois dégénéré. Ils revinrent enfin, bredouilles. Le sergent jura pour affirmer son autorité puis repartit suivi de la patrouille. Babette attendit un instant sur le seuil de la porte, laissant décroître le bruit des pas; puis rentra et referma les verrous.
- Merci à vous toutes, gentes dames, s’écria alors Marcelin en retirant son bonnet d’étuveresse. Vous m’avez sauvé la vie.
Le chevalier l’interrompit de nouveau, émerveillé :
- C’était donc toi, Marcelin ?
- Bien sûr.
- Toi, déguisé en fille ?
- Oui, sire chevalier. Vous ne l’aviez pas deviné ?
- Ma foi non ! Mais continue...
Le garçon jura aux étuveresses qu’elles n’avaient pas obligé un ingrat. Il saurait se souvenir d’elles toutes.
- Tu es un brave garçon, dit la grosse Babette. Et crois bien que chacune de nous est heureuse d’avoir pu t’accueillir. Et sans doute, te sauver.
Toutes les étuveresses sourirent et acquiescèrent.
- Je ne veux pourtant pas abuser de votre hospitalité, reprit Marcelin. Je vais remettre mes vêtements et...
- Quels vêtements ? Nous les avons brûlés. Ce n’est pas grande perte.
- J’avais une escarcelle…
- Un peu plate, et ne contenant que trois dés qui ne m’ont pas semblé de très bon aloi. - Un souvenir de famille, dit Marcelin avec émotion.
- La voici. Quant à tes galoches, le cuir en était racorni et les semelles de bois juste bonnes à finir au feu. Si les archers du guet avaient trouvé ta cape, nous couchions toutes au cachot ce soir. Quant à toi...
Une certaine angoisse saisit le garçon.
- Mais je dois rentrer au collège.
- La rue n’est pas encore sûre. Mieux vaut te cacher encore quelques jours ici.
- Je ne peux pas rester tout ce temps-là vêtu en fille !
- Demain ou après-demain, nous te chercherons des vêtements. Nous avons des fripiers dans notre clientèle.
- Qu’est-ce que je vais faire, moi, en attendant ?
- Empreu, tu vas prendre un bain, ordonna Babette. Les filles qui se sont occupé de toi et t’ont habillé m’ont dit que tu n’étais pas très propre.
- Comment, pas propre ? s’insurgea le garçon. Tous les matins, je me passe les mains et le visage à l’eau claire, je me frotte les dents avec de la cendre et je me rince la bouche avec du vinaigre. Toutes les deux semaines, nous nous lavons les pieds et une fois par mois, nous avons droit à un bain complet dans la Seine. Quand il ne fait pas trop froid évidemment.
- Tu verras comme tu te sentiras mieux après un bon bain chaud. Il te fera retrouver l’appétit.
- Je ne l’ai jamais perdu, hélas ! soupira Marcelin.
- C’est bien normal, reconnut la Babette, attendrie. Un enfant doit manger.
- Je ne suis plus un enfant, protesta le garçon, j’ai seize ans d’âge !
Les étuveresses s‘entre-regardèrent d’un air ému. Seize ans ! Les poitrines se gonflèrent, palpitant dans ce qui devait être un réflexe maternel.
- Tu as couru, tu es fatigué, reprit la Babette d’une voix douce. Rien de tel qu’un bain chaud suivi d’un massage pour restaurer tes forces.
- Je n’en doute pas, gente dame. Pourtant, Maître Standonck professe que les bains ramollissent l’âme et sa piété lui interdit d’en prendre jamais..
L’étuveresse qui, tout en restant fort séduisante, semblait la plus vieille du lot avec ses vingt-cinq ans, intervint après un ample signe de croix.
- Le Seigneur ne lavait-il pas les pieds aux pauvres et le Saint Apôtre de Rome ne fait-il pas de même ?
- Oui, dit Marcelin, mais une fois l’an. Ce qui est acceptable. De plus les bains portent à la débauche et à la concupiscence.
- Vraiment ? dirent les femmes en chœur.
Elles échangèrent un regard ravi...

samedi 31 mai 2008

Décisions

5 III

L’AUBERGE DES DEUX COQS

En quittant Chèvreville par la route du coteau, on arrive bientôt au lieudit les Quatre-Vents. De là partent une allée bordée de peupliers et deux routes principales : la route d’Orléans, au Nord, qui passe non loin de Bois-Mésange; la route de Romorantin, vers le couchant. Ce sont d’anciennes voies romaines, affirme le curé pour qui toute référence à Rome rapproche de Dieu. Là, aux branches d’un chêne tricentenaire, on pend les assassins et les voleurs dont les cadavres se balancent au gré des quatre vents. Les pieds nus semblent bénir les passants, ce qui vaut aux dépouilles le surnom d’évêques de campagne.
Mais ce carrefour porte aussi le nom de Patte d’Oie. D’après les racontars de la Margoton, c’est le lieu de réunion des sorcières et sorciers certains jours de pleine lune. Et c’est là enfin que se retrouvent secrètement les cagots de la région, les pédauques aux jambes écailleuses de volaille, leur patte d’oie cousue sur l’épaule, pour se livrer à d’obscènes fornications. Ou prier saint Éloi devenu leur patron par simple jeu de mots.
Bertrand-Benoît se signa prudemment à cette évocation. Aucun pendu ne se balançait au chêne. Seuls un morceau de corde pourrie et un petit tas d’os blanchis soigneusement nettoyés par les corbeaux du voisinage attestaient d’une ancienne exécution. Le chevalier se douta que la Margoton s’approvisionnait là pour faire sa farine d’os de pendu. Il hésita sur le choix de la route à emprunter. Le chemin descendait au Cher en traversant les vignes. La quatrième voie menait à Chèvreville et de là, à Monesto. Tenant Merline par la bride, le Chevalier Errant s’arrêta un instant, le cœur un peu gros. Le pas était franchi. Il lui fallait dire adieu à son enfance.
Il avait fait un détour pour éviter de croiser des habitants de Monesto, tenant la mule par la bride de crainte d’être vu chevauchant une monture tout juste digne d’un valet. Il n’avait d’ailleurs pas chaussé ses éperons, par respect pour la chevalerie. Ayant un peu vite fait serment d’aller à Jérusalem, il devait s’y rendre, bon gré mal gré et ne s’en prendre qu’à lui-même de sa précipitation.
- « Qui s’endort la gratte au cul,
Se réveille le doigt qui pue... »
Il s’arrêta un moment, hocha la tête et réfléchit que pour être juste la maxime de la Margoton ne répondait peut-être pas exactement à la situation. Il jeta un regard autour de lui. Personne. Il pouvait donc sans honte gagner du temps. Il poussa un profond soupir, sauta sur le dos de Merline, et s’engagea résolument sur la route d’Orléans.
Gagner du temps ? Il était encore très tôt et s’annoncer à Bois-Mésange alors que la belle dormait du sommeil de l’innocence n’aurait pas été séant. Mieux valait d’abord échanger la mule contre un vrai cheval pour arriver en fier équipage. Bertrand-Benoît avait déjà parcouru un quart de lieue quand il fit demi-tour, revint aux Quatre-Vents, se signa une nouvelle fois devant le chêne et s’engagea résolument sur la route de Romorantin.
Il ne connaissait personne dans cette ville forte quasi-royale où il n’était venu qu’une demi-douzaine de fois et personne ne l’y connaissait. Il n’était pas convaincu d’y trouver la monture qu’il souhaitait. Les maquignons ont mauvaise réputation et devineraient vite que la nécessité pousserait le chevalier à accepter une mauvaise transaction. Le magot de la défunte comtesse fondrait comme neige au soleil. Qu’avait-il besoin d’un cheval pour annoncer à la chère Renoncule son départ en pèlerinage ? De toute façon, on ne laisserait pas son cheval entrer dans la demeure ! À cette idée, imaginant son hypothétique monture glissant sur les dalles de la grande salle, et faisant la révérence à dame Berthe, le chevalier éclata de rire.
En revanche, rien ne lui interdisait de cacher Merline dans quelque fourré proche de Bois-Mésange, et de se présenter à pied, comme il l’avait fait cent fois. Il avait déjà parcouru un bon quart de lieue quand il tourna bride, revint à la Patte d’Oie, se signa et s’engagea résolument sur la route d’Orléans...
Merline trottait à vive allure. Bertrand-Benoît s’inquiéta soudain. Tant d’allées et venues n’allaient-elles pas fatiguer la mule ? Il faisait chaud en cette matinée de printemps et le jeune Chèvreville, fortement charpenté, n’était pas une mince charge. La civilité imposerait au Chevalier de ne rester qu’un court moment chez sa belle. Merline aurait peu de temps pour se reposer. Les maquignons - toujours eux ! - tireraient prétexte d’une vague écume à la bouche de la mule et d’une robe en sueur pour minimiser sa valeur.
Mieux valait donc aller d’abord à Romorantin...
Demi-tour.
À moins d’emprunter le chemin du Cher, d’y rafraîchir Merline et d’en profiter pour piquer une tête et faire quelques brasses dans les eaux encore hautes en cette saison ? Hautes mais froides, réfléchit Bertrand-Benoît au bout d’un quart de lieue. Le soleil guilleret de printemps ne se serait pas assez puissant pour le sécher rapidement. Le maigre bagage attaché à la selle de la mule ne contenait nulle guenille propre à éponger le corps du Chevalier. Il était donc préférable de renoncer à la baignade, de revenir aux Quatre vents et d’aller faire ses adieux à Bois-Mésange...
Indifférent aux problèmes humains, le soleil avait poursuivi sa course. Un nouveau souci tourmentait maintenant le dernier descendant légitime des Chèvreville. Au saut du lit, il s’était empressé d’aller prêter serment devant l’église et de rebaptiser son épée. Puis, occupé à harnacher Fringante, il avait été détourné de sa tâche par les exigences de maître Saint-Amand. Il lui avait fallu ensuite saluer un à un tous les valets du domaine, accepter la bénédiction des plus vieux et bénir les plus jeunes. Les servantes lui avaient baisé les mains en les arrosant de larmes et il avait eu bien du mal à se dégager de l’étreinte osseuse de la Margoton.
Ébloui par la découverte de son petit trésor et désireux de prendre la route au plus vite, il avait simplement oublié de dîner. Son estomac protesta. Quelle honte si quelque borborygme intempestif, quelque gargouillis obscène venait troubler ses adieux à la tendre Renoncule ! Pas question, donc, d’aller à Bois-Mésange avant d’avoir résolu ce problème. De plus, la simple politesse imposait de quitter ses chaussures pour entrer dans une demeure et de glisser les pieds dans des patins de bois. Ses houseaux retirés laisseraient voir les bouts des hauts de chausses... Troués !
À Romorantin, il devrait acheter de toute urgence des vêtements neufs et surtout trouver un cheval. Qui pouvait prévoir le temps que cela prendrait ? Sans doute serait-il alors trop tard pour rendre visite à l’élue de son cœur. Une solution s’imposa, dormir à Romorantin. Le Chevalier Errant laissa échapper un profond soupir : en une journée il n’avait réussi à parcourir que deux lieues. Jérusalem était encore loin...
*
Homme de décision, comme on l’a vu, Bertrand-Benoît attendait cette fois celle de dame Claudine Ambert.
- Sire chevalier, dit enfin l’aubergiste, je peux vous accommoder à votre gré. Je ne vous promets pas une chambre pour vous seul, la foire annuelle attire toujours son lot de marchands et de chalands, mais il me reste quelques lits assez larges pour accueillir trois ou quatre dormeurs. Cependant, je dois vous rappeler que dans mon auberge, qui dort dîne.
Elle entendait par là que l’hôte de passage désirant une chambre devait obligatoirement prendre d’abord le souper dans la salle commune. Elle espérait que le séduisant jouvenceau qui se dandinait devant elle aurait de quoi payer son écot.
Cette belle femme de trente printemps, à la lèvre gourmande et dont la peau laiteuse débordait du corsage moulant, aurait eu trop de chagrin de le voir tourner bride. Son regard de commerçante avisée remarquait bien l’usure du pourpoint. La triste tournure de la plume fichée sur la toque que le chevalier avait retirée en arrivant ne témoignait pas d’une grande aisance financière. Mais la dame n’avait pas manqué de constater aussi les preuves évidentes de virilité révélées par les hauts de chausse ajustés. Les vaniteux n’hésitaient pas à se rembourrer mais un œil exercé ne pouvait s’y laisser prendre.
Le visage du jouvenceau ne manquait pas de charme. Les traits réguliers reflétaient l’humeur paisible des âmes simples et les yeux clairs semblaient indiquer une honnêteté à toute épreuve. La Claudine avait deux ou trois fois aperçu de loin le jeune homme quand il accompagnait son père dans ses visites au tabellion. Elle n’y avait pas alors prêté grande attention. Le comte qu’elle connaissait de réputation n’avait pas eu l’occasion de s’arrêter à l’auberge. À cette époque, elle n’était pas encore veuve de maître Ambert, patron de l’auberge des Deux Coqs.
La malignité publique, souvent trop bien renseignée, affirmait que le pauvre homme était mort d’épuisement, la Claudine l’ayant tué par excès de tendresse. On prétendait aussi que l’hôtellerie portait bien son nom et que le commis Quentin, l’homme à tout faire de l’auberge, était le deuxième coq de l’enseigne. Le patron mort, le premier commis devenu second époux l’avait suivi dans la tombe six mois plus tard, incapable d’assurer seul le service de dame Claudine. Celle-ci se vêtait de noir en raison de son double veuvage, soulignant ainsi la blancheur de sa peau. Deux fois veuve, elle menait depuis trois semaines une vie austère pour conserver sa clientèle. Elle soupira. Quelle qu’en soit la durée, la chasteté est un pesant fardeau.
Plantée sur le pas de la grande porte de l’auberge, feignant de s’absorber dans le bas de laine qu’elle tricotait à quatre aiguilles, elle s’étonna de voir le jeune comte attacher une mule à un des anneaux du mur. Si la mule était belle, elle l’intéressait moins que le cavalier. Elle avait su reconnaître les armes à demi effacées de l’écu pendu à l’arçon. Le nœud indiquait un de ces vœux que forment souvent les jouvenceaux. Vert, il eut prouvé que le jeune homme était en quête d’amour.
Bertrand-Benoît n’avait pas choisi l’auberge au hasard parmi la douzaine que comptait la ville. Dans le faux bourg de l’Anthenay, au nord de Romorantin, il avait dû se frayer un passage dans la foule qui se pressait à la foire annuelle aux cochons, foire dédiée à saint Antoine. On ne sait trop pourquoi la foire n’avait pas lieu le 17 janvier, jour de la fête du saint. Peut-être ne tenait-on pas à mêler pendant près d’une semaine la ferveur religieuse avec le commerce des pourceaux.
Passant derrière les Deux Coqs, le jeune comte avait aperçu dans la cour un puissant cheval bai, haut et lourd, capable à coup sûr de porter un chevalier en armure. Une vraie monture de tournoi. Un garçon de quinze ou seize ans, un peu contrefait, vêtu d’un sarrau de grosse toile et de braies trop courtes, pieds nus dans ses sabots, était en train de l’étriller. Le propriétaire du cheval n’accepterait sans doute pas un simple échange avec Merline. Quelques beaux écus d’or de la feue comtesse de Chèvreville pourraient combler la différence de valeur. Le Chevalier avait interpellé le palefrenier.
- Garçon ! À qui appartient ce noble animal ?
L’adolescent se redressa. Il n’était pas grand mais ses manches retroussées découvraient des bras déjà robustes.
- Bayard ? À dame Claudine Ambert, la patronne. Et c’est grand dommage de voir une bête pareille attelée à une charrette !
- Tu dis vérité vraie, garçon. Et le patron ne le monte pas ?
Le gars éclate de rire, repousse ses cheveux d’un geste de la main.
- Non et il ne le montera jamais. Il est mort.
- Et ça te fait rire ?
- Je ne l’ai pas connu. Quand je suis arrivé ici, il avait déjà trépassé depuis sept mois. J’avais faim, j’ai frappé à la porte des Deux Coqs il y a trois jours. Dame Claudine m’a aussitôt engagé comme deuxième commis.
- Il y a donc un premier commis. Et lui, ne monte pas ?
- Il est mort la quinzaine passée.
- Et de quoi ?
- D’avoir trop monté !
- Ah ? Ce cheval est donc dangereux ?
- Lui, non !
Le garnement rit de nouveau. Bertrand-Benoît n'en comprit pas la raison. Il demanda :
- Et toi, tu n’as pas peur ?
- Disons que... je me méfie. On ne sait jamais. Alors, je dors dans l’écurie. Jusqu’ici, j’ai eu de la chance. Depuis que je suis arrivé, la patronne est à Montrouge...
- Montrouge ? répéta le chevalier, complètement perdu. Y a-t-il donc un village de ce nom en Sologne ?
- Je n’en sais rien, dit le garçon.
- Alors, de quoi parles-tu ?
- Je veux dire par là que depuis trois jours dame Claudine a... Vous n’entendez pas le jargon des écoliers ?
- Ma foi, non.
- Disons qu’elle a un... Un certain empêchement... féminin.
- Montrouge ?
- Voilà ! s’écria le petit valet, radieux. Vous avez tout compris.
- Ah bon, dit le chevalier qui n’avait rien compris du tout.
- Elle ira mieux demain. Alors, je serais content si vous restez ici cette nuit.

- Dis-moi, garçon, tu n’as pas l’air bête et tu ne parles pas comme les polissons de Sologne. Comment t’appelles-tu et d’où viens-tu ?
- On me nomme Marcelin Beaudet, noble seigneur et je viens de Paris. J’étais écolier au collège de Montaigu. La seule nourriture qu’on y reçoit est intellectuelle, le seul vêtement une cape de gros drap. Il pleut dans les cellules et on dort sur un simple châlit. Les bons élèves ont droit à de la paille sèche. Je n’en avais donc pas souvent. Maître Jean, le principal, nous envoyait quêter notre pain dans la rue. Je me suis pris de querelle avec un faux vagabond, en fait un vrai mouchard de la police, et je l’ai un peu...
Marcelin hésita à poursuivre. Le Chevalier le pressa.
- Un peu quoi ?
- Oh... Un peu tué. À coups de bâton.
- Crime de sang... T’es-tu confessé ?
- Je n’ai pas eu le temps ce jour-là, sire chevalier; mais je n’y manque pas dès que l’occasion se présente. De plus, je ne faisais que me défendre car lui me menaçait du bâton que j’ai réussi à lui prendre. Or, j’étais dans mon droit : j’avais vu le croûton avant lui. La main sur le cœur, je vous le demande, noble seigneur, le pain n’appartient-il pas à qui l’a vu en premier ?
- Je... Il me semble, reconnut le Chevalier sans trop s’engager.
Marcelin leva un doigt et affirma :
- Omnes viri boni jus ipsum amant...
- Évidemment, admit le chevalier qui n’avait rien retenu des leçons du curé.
L’écolier sentit une légère hésitation dans la voix du chevalier. Il la prit pour un doute, crut utile d’insister :
- C’est Cicéron qui l’a dit.
Le chevalier hocha la tête et murmura à tout hasard :
- Alors, dans ce cas...
- Les archers se sont mis à ma recherche. On nous reconnaît de loin avec nos vieilles capes grises. Et les archers ne nous aiment pas. Surtout depuis la grève de l’an passé ! Je m’étais battu avec un ange…
Le garçon vit le front du Chevalier se plisser dans un effort de compréhension.
- Je veux dire un officier du guet… Il paraît que c’est un crime de lèse-majesté de se mettre en grève. Alors, quand j’ai vu arriver les archers, j’ai préféré m’enfuir.
Bertrand-Benoît réfléchit. Ce garçon ferait un bon écuyer. Mais un serviteur exige des gages. Tout en méditant, le chevalier flattait l’encolure de Bayard. Le cheval semblait apprécier la caresse; de la tête il poussa le bras de Bertrand-Benoît pour l’encourager à continuer.
- J’aimerais l’avoir à moi, avoua le Chevalier
- Il vous aime déjà, constata Marcelin. Vous allez où ?
- En pèlerinage à Jérusalem.
Le collégien sifflota, admiratif et envieux :
- C’est loin !
- Oui, et ma mule ne me paraît pas digne d’un tel voyage.
- La Sainte Famille se contentait d’un âne, objecta Marcelin.
Bertrand-Benoît acquiesça, frappé par la pieuse sagesse du garçon. Il décida d’en savoir plus sur ce jeune tueur qui ne manquait décidément pas de qualités

dimanche 18 mai 2008

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4 Cependant, le chevalier s’inquiétait. Comment Renoncule allait-elle accepter l’annonce de son départ en pèlerinage ? L’encouragerait-elle, tenterait-elle de le dissuader ? Laquelle de ces deux attitudes traduirait le mieux de tendres sentiments à l'égard du chevalier? Les pressentiments de Margoton avaient-ils trait à l’accueil de sa chère Renoncule ?
Bertrand-Benoît fut saisi d’une sorte de vertige. Il allait entrer dans un monde inconnu. Jusque-là, son univers s’était borné aux quelques lieues carrées qui entouraient Chèvreville, à quelques parents éloignés ou des familiers comme le parrain de Janville, la Margoton, le curé, des villageois, des villageoises, Renoncule de Bois-Mésange et sa tante. Il allait rencontrer nombre de personnages nouveaux, être confronté à des situations imprévisibles. De quelle utilité lui serait son épée Fulgure ? Il envisageait de se faire tournoyeur pour gagner sa vie durant son périple, mais que savait-il de cet art guerrier ? Les récits épiques de son parrain, les divagations érotiques de la Margoton l’éclairaient mal sur le métier des armes. Tournoyeur n’était qu’un mot vide de sens. Sa jument Fringante ferait piètre mine dans une lice. Il lui faudrait au moins deux montures, un écuyer, un palefrenier, des lances et, surtout, une armure entière. Comment se les procurer ? N’avait-il pas fait un peu à la légère son vœu de pèlerinage ?
Son vertige tournait à l’angoisse. Bertrand-Benoît se rendit soudain compte que, sans doute pour la première fois de sa vie, il venait de réfléchir.
Pourtant, le futur Chevalier Errant ne pouvait reculer. Le nœud qu’il portait sur son pourpoint attestait de son engagement. Il ne pourrait le dénouer qu’une fois son pèlerinage accompli. Il savait que les portes du château de ses ancêtres lui étaient désormais fermées. Ayant gagné les écuries, il commença à harnacher Fringante. Âgée de plus de vingt ans, placide, elle ne méritait plus son nom. En vrai chevalier Bertrand-Benoît répugnait à se rendre à pied au château de sa belle pour faire ses adieux. Derrière la selle, il attacha le paquet de vêtements sauvés du désastre. Deux chemises rapiécées par Margoton, des braies à l’ancienne juste bonnes pour un moissonneur et que le chevalier mettait quand il allait pêcher au filet, enfin, une casaque de cuir, une de ces jaques que revêtaient à la chasse les valets menant les chiens braques. Il pendit à l’arçon le petit écu portant, bien effacées, les armes de sa maison et une seule des devises des Chèvreville : Caper Villa hic fuit ». Il attacha derrière la selle son arbalète de chasse dont l’étrier usé attestait un emploi fréquent. Il avait passé à sa ceinture le crochet qui servait à la bander. Devant la selle, il plaça le filet rond soigneusement roulé. Il comptait se nourrir à peu de frais de poisson et de gibier pendant le voyage.
- Holà, beau jouvenceau ! Où crois-tu donc aller ?
Le jeune chevalier frémit au son de cette voix détestée. D’instinct, sa main chercha la garde de Bon-Conseil... (Non, pardon, l’épée s’appelle Fulgure depuis le matin) Il se contint, se retourna face au nouveau propriétaire des lieux, Maître Saint-Amand, le tabellion.
- Je pars en pèlerinage à Jérusalem, dit Bertrand-Benoît. Je visiterai les Saints Lieux et le tombeau de Notre Seigneur.
Un oh ! de stupéfaction admirative arrondit la bouche des assistants. Plusieurs esquissèrent un signe de croix. Une larme perla aux yeux de belette de la Margoton. C’est elle qui avait tressé le nœud formé d’entrelacs, l’avait décoré de quelques fausses perles. Tout en le cousant au pourpoint de son fieu, elle espérait qu’il oublierait son vœu de pèlerinage.
Bertrand-Benoît regarda le notaire avec mépris
- Chemin faisant, je prierai pour votre âme, si toutefois les usuriers en possèdent une.
Pour un garçon aussi bête, la réplique n’était pas mal venue. Le tabellion haussa les épaules, habitué par sa profession aux pires insultes. Elles n’atteignaient pas son cœur sec et restaient acceptables tant qu’elles ne lésaient pas sa bourse.
- Je te souhaite bon voyage, dit-il d’une voix suave. Et j’admire ton courage. Le trajet est long pour qui marche à pied.
- Comment peut-on marcher autrement ? ironisa le jeune homme.
Un rire étouffé des domestiques ravis et un gloussement de la Margoton soulignèrent l’à propos inattendu du dernier des Chèvreville. Il se rengorgea, fanfaron, avant de se rendre compte de l’implication de la phrase du notaire.
- À pied ? Que voulez-vous dire, messire ?
- Aurais-tu oublié que le défunt comte m’avait emprunté une fortune pour couvrir ses dettes ?
- Certes non.
- Et que ces emprunts avec leur intérêt étaient garantis par les biens et les murs de Chèvreville ?
- Je sais aussi que vous avez exigé le remboursement en sachant que mon feu père ne pourrait faire face à ses obligations. Sa mort troublerait votre conscience si toutefois les lombards en avaient une.
Cette fois, la réplique sentait nettement la redite mais on ne peut trop exiger d’un jeune homme aussi fruste, n’est-ce pas ? Bertrand-Benoît ajouta :
- Vous voici seigneur du château, que voulez-vous de plus ?
- Pardonne-moi, beau chevalier. Le traité signé de la main même de ton défunt père, a été contresigné de celle du curé et de la croix du bedeau ayant servis de témoins. Il porte le sceau du capitaine de la châtellenie de Romorantin, ce qui en garantit l’authenticité. Le traité stipule : le château et tout ce qu’il contient. Entends-tu renier la parole du feu sire comte ?
- À Dieu ne plaise, Messire !
- Je vois que tu es un honnête garçon. Je te demande donc de descendre de cette haquenée qui m’appartient comme tout le reste.
Palefreniers, cuisinières, valets assemblés baissaient la tête, honteux de ne pouvoir intervenir. Ils servaient maintenant un nouveau maître qui serait moins facile à voler que le précédent. Bertrand-Benoît interrogea la vieille Margoton du regard. Ancienne pute mais vieillarde vénérable, évolution courante, la servante soupira. Elle leva en l’air le doigt sale qui achevait une profonde exploration de ses narines, bredouilla d’un ton sentencieux. :
- Mon fieu, quand faut y aller, faut y aller...
La rage au cœur, Bertrand-Benoît obéit donc. Il détacha son bagage de la selle. Le tabellion fit un geste pour l’en empêcher. D’un air menaçant, le chevalier porta la main sur la garde de son épée. Maître Saint-Amand n’insista pas.
- J’y pense, dit soudain le jeune homme : j’habitais moi-même ce château. Entendez-vous me regarder aussi comme votre bien, ainsi que mon pourpoint et mes hauts de chausse ? Voulez-vous que je les quitte sur-le-champ ?
Nul sous-entendu ironique dans les propos de Bertrand-Benoît; juste une sorte de logique naïve. Le tabellion s’y trompa, hésita une seconde sur ce qu’il prit pour une proposition. Malgré sa vigueur, le chevalier gardait encore quelque chose du charme de l’adolescence. Saint-Amand en avait parfois discuté avec son ami le bedeau de Monesto. Il imagina le jouvenceau dépouillé de ses vêtements, ses yeux s’attardèrent sur les lacets des hauts de chausse. Il s’humecta les lèvres et hocha la tête. Il n’était pas dit que dame Jacquette Saint-Amand, mégère plus raide qu’un manche de fourche, accepterait de gaieté de cœur de se voir supplantée par un garçon dans les affections de son époux. De plus, les seigneurs de la région, les lieutenants du Roi, inspecteurs de la gabelle, échevins, gros bourgeois, orfèvres et marchands drapiers qui formaient sa clientèle, ne verraient pas d’un bon œil que l’homme de loi affichât des mœurs réservées à la noblesse et qui valaient pilori et bûcher aux sodomites du bas peuple.
Les valets s’étaient approchés. Leur attitude ambiguë ne disait rien de bon. Un veneur tenait en laisse deux mâtins qui grondaient, babines retroussées.
Saint Amand se radoucit.
- Bertrand-Benoît de Chèvreville, je ne suis point méchant homme, quoi que vous en pensiez. Or, cette douce jument, je l’ai promise à ma tendre épouse. Puis-je rompre cette promesse ?
- Une promesse est une promesse, intervint gravement Margoton à qui on ne demandait rien.
Tous les serviteurs approuvèrent. Se sentant soutenu, le tabellion poursuivit :
- Néanmoins, pour vous prouver ma mansuétude, je vous autorise à conserver vos armes, vos hardes, vos nippes, votre filet et à choisir dans mes écuries telle mule qu’il vous plaira.
Le premier mouvement de l’héritier sans héritage fut de refuser cette aumône avec hauteur. Puis il réfléchit que les mules de Chèvreville étaient de bonne race. Il pensait notamment à Merline, la belle mule blanche. Il la revendrait vite et s’achèterait un cheval même de piètre qualité. Il regarda encore Margoton. La vieille lui fit un clin d’œil qu’il interpréta comme un message d’acceptation.
- Qu’il en soit ainsi, dit-il en abandonnant la bride de Fringante aux mains de Saint-Amand.
Le tabellion, ravi de voir que tout se passait mieux qu’il ne le craignait, s’inclina, obséquieux.
- Grâces vous soient rendues, sire comte.
D’abord étonné, Bertrand-Benoît se ressaisit. Dieu tout puissant, c’était pourtant vrai : il était bien comte de La Tour de Chèvreville ! Cela ne l’émut pas outre mesure. Il préférait son titre de chevalier.
Saint-Amand s’éloigna, tirant la jument rétive vers le perron du château où dame Jacquette devait attendre son présent, tandis que les valets s’égaillaient. Bertrand-Benoît avait la gorge serrée. Les larmes aux yeux, il regarda le notaire disparaître. La Margoton se dirigea vers les écuries. D’un index sec, elle lui enjoignit de la suivre.
Le chevalier eut un mouvement d’humeur.
- Suis-je pas assez grand pour me choisir seul une mule ?
Il déposa son bagage sur une borne et rejoignit Margoton. Une surprise l’attendait. À genoux dans un coin de l’écurie, la vieille servante marmonnait entre ses gencives. Ému, Bertrand-Benoît pensa que Margoton priait les saintes et les saints de le protéger pendant son pèlerinage. Jérusalem ! La croisade ! Chèvreville y était...
Des larmes nouvelles humectèrent ses yeux bleus tandis qu’il esquissait un signe de croix. En réalité, la Margoton n’évoquait pas les saints mais le Diable, prétendant selon le proverbe que le Démon fait son gâteau de Noël avec les doigts des notaires et les langues des avocats. Elle écarta la paille et le foin, découvrant la base du mur où une grosse pierre semblait mal jointe.
- Aide-moi, mon fieu...
Bertrand-Benoît se pencha sans comprendre, gratta la chaux de son crochet d’arbalète, retira la pierre. Une niche apparut. Plongeant la main dans le trou, la vieille en sortit une grosse bourse de cuir. Elle dénoua le lacet qui la fermait, fit couler quelques beaux écus d’or dans sa main squelettique.
- Par mes deux saints patrons ! s’exclama le chevalier. Un trésor... Je vais pouvoir acheter un vigoureux coursier et un cheval de main, me vêtir à neuf, engager un valet qui chevauchera ma mule et portera mon arbalète, ma lance et ma cuirasse. Je ferai repeindre mes armoiries sur mon écu et plaquer d’or fin mes éperons de cuivre...
La vieille tempéra son enthousiasme.
- Non, mon fieu, Ne compte pas les œufs dans le cul de la poule : tu as tout juste de quoi te procurer une monture digne de toi.
- D’où vient cet or ?
- Ta défunte mère m’avait mise dans le secret.
- J’avais oublié...
Cette fortune inespérée lui permettrait quand même de ne pas sacrifier Merline en échange d’un cheval et de ne pas faire trop mauvaise figure en allant annoncer à la chère Renoncule son départ en pèlerinage. Un peu déçu malgré tout, il fit la moue.
- Allons, dit la vieille pour le réconforter, rappelle-toi : qui plus a, plus convoite. Comme on ne peut pas tout avoir, il faut se contenter de ce qu’on a. Méfie toi aussi de ne pas te faire voler en achetant un nouveau cheval : chose qui plaît est à demi vendue. Trop de hâte, prudence gâte. Qui follement dépense argent ne sera aimé de nulle gent. Qui trop mise, perd sa chemise... Et tant va le pot à l’eau qu’il brise.
Mais toute cette sagesse se perdit dans le vide. Bertrand-Benoît, comte de la Tour de Chèvreville, futur Chevalier Errant, était déjà loin.

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vendredi 2 mai 2008

3 DIMANCHE DE PÂQUES DE L’AN DE GRÂCE 1500,
PREMIER JOUR DE L’ANNÉE ET DU MILLENIUM

Commencer un récit sans présenter les personnages peut troubler le lecteur. Nous allons donc réparer cette entorse à la logique. Nous avons laissé le chevalier dans une situation intéressante dont il saura se tirer avec honneur, ou déshonneur. Soyez patients : dès que le récit le rejoindra, ce qui prendra un certain temps, nous poursuivrons notre route avec lui.
Donc, ce jour de Pâques, premier jour de l’année, Bertrand-Benoît de Chèvreville avait fêté tristement ses vingt ans. Il avait également pris de graves résolutions qui allaient peser fort sur son avenir et l’amener en ce duché de Bourgogne où il se trouvait présentement...
Il était grand, beau, blond, fort, courageux, charitable, bon chrétien, honnête, chaste et bête. Le bleu profond de ses grands yeux évoquait plus le vide insondable d’un esprit assez lent que le sérieux de la réflexion. Son premier soin, ce jour de l’An, fut de revêtir son plus beau pourpoint de drap vert, la couleur des jouvenceaux mendiants d’amour. Le pourpoint moulait sa large poitrine et dégageait bien ces fesses charnues qui plus d’une fois avaient fait saliver de désir le bedeau bedonnant. Des guêtres de cuir noir à revers fauve couvraient les hauts de chausse rouges joliment renflés au niveau des lacets du bas-ventre. En fait, c’était là son unique tenue d’apparat depuis deux ans. Ainsi vêtu, le jeune homme avait belle prestance si on ne regardait pas de trop près le drap lustré par l’usure et les manches rembourrées qui soulignaient la carrure du dernier des Chèvreville mais avaient quelque peu craqué aux entournures.
Il avait quitté le château de Chèvreville au petit matin. Vue du village, la demeure plantée sur la colline dominant Monesto avait fière allure. Ses deux tours crénelées percées de meurtrières encadraient un corps principal massif agrémenté d’échauguettes. De près, hélas ! les ravages du temps et des guerres apparaissaient cruellement. Bâti trois siècles plus tôt, remanié sans plan et sans goût, incendié en 1356 par les troupes du Prince Noir, dévoré par le lierre qui disjoignait les pierres, le château ne serait bientôt plus qu’une ruine sans âme. Le pont-levis franchissait jadis de profondes douves dont l’eau claire provenait d’une source voisine. Il n’enjambait plus qu’une mare fétide envahie par les grenouilles et où les canards sauvages et les hérons venaient faire leur marché. Ce qui permettait à Bertrand-Benoît d’améliorer, grâce à son arbalète, le menu spartiate de la domesticité.
La Margoton le guettait depuis la porte de la bicoque qu’elle occupait à la sortie de la grande allée du château Le châle noir troué dont elle se drapait flottait dans le vent, lui donnant des allures de chauve-souris..
- Méfie-toi, mon fils. À l’aube, j’ai vu passer un vol de corbeaux qui se dirigeaient vers ma gauche. C’est mauvais signe.
Souvent les pressentiments de la vieille servante avaient été confirmés par les faits. Bertrand-Benoît en avait été plusieurs fois témoin.
- Que crains-tu ? demanda-t-il, anxieux.
La vieille hocha la tête et soupira.
- Je ne sais trop. Mais la journée ne sera pas bonne pour toi. J’entrevois bien des ennuis. Pas trop graves, rassure toi, min fieu. J’ai réussi à combattre le mauvais sort et à changer le destin.
- Une formule magique ?
- Non. J’ai tourné sur moi-même.
- Cela t’a suffi ?
- Oui. Ainsi, les corbeaux s’en allaient sur ma droite.
- Et c’est meilleur, Margoton ?
- Je l’espère. Mais puisque les corbeaux ont changé de sens, cela signifie que si la journée commence mal, elle se terminera mieux.
À demi rassuré, Bertrand-Benoît se rendit devant l’église de Monesto. Ayant fiché son épée dans le sol, il mit genou en terre au risque de faire éclater les hauts de chausse et de révéler son cul trop blanc aux nonnettes qui se rendaient à matines. Cela aurait troublé leurs virginales prières. Il quitta son haut bonnet carré de velours rouge d’où pendouillait une plume de paon aux barbes éraillées.
Écartant ses longs cheveux dorés qui lui tombaient sur les yeux, il s’écria d’une voix un rien grandiloquente où trainait une trace d’accent solognot :
- Toé, j’te baptisons... Fulgure !
Il espérait que l’épée à deux mains héritée de son grand-père justifierait un jour ce nom nouveau, plus belliqueux si moins sage que le précédent, Bon Conseil. Il avait hésité entre Escalibur, Hauteclère, Flamberge, Durandal. Ces épées partageaient leur gloire avec leurs possesseurs. S’il voulait inscrire son nom dans l’histoire des hauts faits, autant y associer une épée qui deviendrait légende à son tour. Il faudrait aussi y associer le nom de sa monture. Mais le problème du cheval serait à résoudre plus tard
Il avait décidé de renouer avec une chevalerie décadente selon son vieux parrain, de défendre la veuve et l’orphelin - et occasionnellement, le veuf et l’orpheline - bref, de se faire Chevalier Errant. Il mettrait Fulgure au service du Sceptre et de la Croix, se ferait le champion du Royaume et de l’Église, ces deux pouvoirs vagues et lointains qui avaient droit à la majuscule. En revanche, il savait que selon les prédictions cette année-là devrait voir la naissance d’un Karolus, un nouveau Charlemagne, qui règnerait sur le monde chrétien occidental. Une prophétie qui, malgré tout, n’était pas très catholique. Elle s’appuyait en effet sur l’Ancien Testament, les prophéties d’Isaïe, et les Juifs eux-mêmes attendaient ce Karolus comme un nouveau Messie.
Voilà ce que, le mois précédent, lui avait appris Antoine de Janville, descendant d’un obscur Thierry, chevalier de Sologne. À la tête d’une poignée de hors la loi, cet ancêtre frondeur du parrain, avait lutté contre la présence anglaise après la défaite de Poitiers-Maupertuis en 1356. Le vieil Antoine, apparenté aux Chèvreville, s’était pris d’amitié pour le jouvenceau son filleul. Il s’érigeait en oncle depuis la mort de la comtesse de la Tour de Chèvreville, dix ans plus tôt, et celle plus récente du comte. Avec nostalgie, il essayait de lui former le caractère selon les codes anciens, ce qui lassait souvent le jeune homme.
- Oui, mon cher garçon, on s’agite dans les cours de la Chrétienté, on s’inquiète sous le Croissant, on disserte à la Synagogue, on palabre chez le Grand Mogol et dans l’empire du Prêtre Jean. Chaque mois, un peu partout, matrones et gouvernantes examinent les linges intimes des Princesses et guettent leur ventre. Le Karolus est-il déjà né ou non ? Chaque Prince, même notre bon roi Louis douzième du nom, se croit appelé à ce fabuleux destin : être le Karolus ou, au moins, le père du Karolus. Et les grandes familles donc ! Armagnac, Bourbon, Navarre, Bouillon, Anjou, Lorraine, Orléans, Nevers, Évreux, Guise, Blois... Sans parler des princes de Bretagne, et des ducs de Bourgogne ! Même le tout jeune François d’Angoulême aurait quelque droit d’y penser.
- Qui c’est çui-là ?
Le parrain a soupiré. Saints Apostoles !... De son temps, on ne posait pas de questions aussi bêtes. Tout chevalier connaissait l’arbre généalogique des familles royales, y compris les branches portant les bâtards légitimés ou non, et l’ordre d’accession au trône des prétendants. Jugeant inutile d’entrer dans des explications que, de toute façon, Bertrand-Benoît ne comprendrait pas, le vieux seigneur avait coupé au plus court.
- C’est un Valois... Un Valois Orléans, comme notre sire Louis. Loin du trône, il s’en approchera s’il épouse la petite Claude, sa cousine, née l’année dernière à Romorantin, à deux lieues d’ici... Et si le roi n’a pas de descendance mâle.
- Elle a un an ? L’est pas un peu jeune pour se marier ?
- Le vrai problème est ailleurs : Claude est déjà promise à l’héritier du duché de Bourgogne.
- C’est qui, ç’ t’ autre ? Il est jeune aussi ?
- Il est encore à naitre.
- Ça, c’est vraiment jeune.
- Philippe, l’actuel duc de Bourgogne, est le petit-fils de feu Charles le Hardi ou le Téméraire, qui se proclamait grand duc d’Occident. Souverain des Pays-Bas, il possède l’Artois, la Comté de Bourgogne; il est duc ou comte de Flandres, de Gueldre, de Brabant et autres lieux, il est le fils de Maximilien d’Autriche et a épousé Jeanne de Castille.
- Ça promet ! dit Bertrand-Benoît en sifflant d’admiration.
- Un peu, mon neveu. Il paraît que la duchesse Jeanne est grosse à nouveau. Aura-t-elle un garçon ? Et Henry VIII qui se dit toujours roi de France ? Et l’Espagne, Naples, la Lorraine, le Portugal ? Et le pape Borgia, n’aura-t-il pas son mot à dire ?
- À dire en latin, mon oncle ?
- Sans doute, beau neveu.
- Parrain, tout cela me semble bien compliqué, soupira le futur Chevalier Errant après un long silence. Je préfère n’y pas penser.
Janville a soupiré à son tour et hoché la tête. Il sentait ses forces décliner. Lui mort, que deviendrait son innocent filleul ? Du pouce, il traça une croix sur le front du garçon. Il dut se hisser sur la pointe des pieds et tendre le bras; Bertrand-Benoît était grand et le vieux seigneur tassé par l’âge.
- Las ! avait gémi Janville. Gentil fils, peut-être nous voyons-nous pour la dernière fois.
C’était une demi-vérité. S’il ne revit plus son filleul, en revanche celui-ci revit son parrain en venant l’embrasser dans son cercueil, huit jours plus tard.

Le vieux Janville ne l’avait pas oublié dans son testament. Il lui léguait une paire d’éperons de cuivre jaune à la molette impressionnante. Sans ces accessoires le jeune homme ne pouvait se prévaloir de la qualité de chevalier. Les éperons dataient du siècle précédent et l’usage avait effacé les formules pieuses gravées sur les tiges. La ruine des Chèvreville n’avait pas permis au père de Bertrand-Benoît d’offrir à son fils cet équipement essentiel.
Face à l’église, Bertrand-Benoît fit un serment d’autant plus solennel qu’il le prononçait devant trois croix : celle du clocher, celle que formait la garde de son épée et celle de la petite pierre noire sertie dans le pommeau, relique bretonne donnée par sa mère sur son lit de mort, dix ans auparavant. Ce don s’accompagnait d’une révélation sur l’emplacement d’un trésor que la comtesse avait su dissimuler à la cupidité de son époux; secret que le garçon oublia sitôt franchie la porte.
Il jura de se rendre à Jérusalem. Il avait entendu parler de la Ville Sainte par le curé mais aurait été bien incapable de la situer, même sur ces cartes quasiment illisibles vendues par les colporteurs et qui valaient la peau des fesses. Il savait seulement que le voyage serait long et dangereux jusqu’en Terre Sainte. Tempêtes, Infidèles et brigands se liguaient volontiers contre les pèlerins. Beaucoup de ces derniers périssaient noyés ou se retrouvaient esclaves en Alger.
Suivant les conseils de son parrain, Bertrand-Benoît passerait par la Bourgogne. Tout chevalier se devait de faire une étape à la Cour des Ducs pour parfaire son éducation. Depuis plusieurs générations, les souverains de Bourgogne rêvaient de faire flotter leur étendard sur la Ville Sainte, et de promener la croix de saint André devant le Mur des Lamentations. Plusieurs croisades avaient été envisagées. Peut-être aurait-il la chance de participer à l’une d’elles. Oui, il lui fallait aller en Bourgogne. De plus, c’était le meilleur chemin. Afin de gagner sa vie pendant ce périple, il se ferait tournoyeur comme ce Jacques de Lalaing dont la réputation était parvenue jusqu’à Monesto.
Si la mort du Bon Chevalier, le plus célèbre vainqueur de tournois, remontait à cinquante ans, elle faisait encore verser des larmes de regret à quelques belles, à vrai dire beaucoup moins belles maintenant qu’à l’époque de ses succès. Les grandes dames n’hésitaient pas alors à payer le beau chevalier en écus d’or, en bijoux, en armes d’apparat, en chevaux, en vêtements somptueux, en fourrures. Et à payer de leur personne. Les victoires dans la lice étaient suivies de victoires dans le lit, le chevalier triomphant sur ces deux terrains de joute et n’hésitant pas à doubler, voire tripler les assauts. Ce qui ne l’empêcha pas de se faire tuer bêtement par un boulet de bombarde, lors d’une de ses premières apparitions sur un vrai champ de bataille.
Margoton qui n’avait pas toujours été vieille et laide et qui, selon l’expression courante, avait rôti le balai par les deux bouts, s’était étendue sur les prouesses amoureuses de Lalaing. Elle se pourléchait en donnant à Bertrand-Benoît un luxe de détails croustillants.
- Mon fieu, il paraît que le bon chevalier avait une arme secrète qu’il ne sortait qu’à bon escient.
- Une arme secrète, ma bonne nourrice ?
- Oui ! Un superbe braquemart...
- N’était-ce pas une grande épée ancienne qu’on brandissait à deux mains ?
- Ma foi, mon B.B., je ne pensais pas à ce genre de glaive ! S’il y fallait mettre les deux mains, c’est te dire la taille de la chose !
- On la pendait bien au côté, Margoton ?
- Elle pendait toute seule, min fieu, et entre les jambes !
- Oh ! Tu veux dire...
- Vois-tu, il avait tant de dames à satisfaire.
Le prude chevalier rougissait, évitant de trop penser à cet aspect du métier qu’il envisageait. Il préférait se concentrer sur le pieux pèlerinage destiné à intercéder pour le repos de l’âme et le pardon des fautes de son père, le comte Arthus-Robert de la Tour de Chèvreville, seigneur de Monesto.
Après une vie de dissipation, ruiné et incapable de faire face à ses obligations, le comte avait connu une mort infamante en se jetant dans le puits du village. Ce qui devait gâter l’eau pendant une bonne semaine avant qu’on prît enfin la sage décision de retirer le cadavre gonflé et déjà avarié.
Ce suicide, prétendaient les mauvaises langues des châteaux voisins, ne faisait que confirmer une des devises des Chèvreville, Caper Villa hic fuit. Ce qu’on peut traduire librement par « Chèvreville y était ». Cette phrase rappelle celle que Jan van Eyck écrivit sur son tableau du couple Arnolphini. Le peintre assistait-il au mariage du banquier ou est-il caché dans le miroir de sorcière accroché au mur sous l’inscription mystérieuse ? Peu importe, il n’y avait là qu’une coïncidence.
Les Chèvreville ne s’étaient jamais abaissés à s’intéresser aux choses de l’Art. Chez eux, la devise, antérieure à la phase du peintre, faisait allusion à toutes les grandes batailles qui opposèrent Anglais et Français pendant plus d’un siècle. Chaque fois, un Chèvreville y était. Il n’est pas une défaite, une déroute, un désastre, un revers, une débâcle, une retraite qui n’ait vu la présence, toujours brève d’ailleurs, d’un membre de cette famille. Comme le déclara Anceaume de la Tour, grand-oncle de Bertrand-Benoît, chevalier banneret fait prisonnier avec son roi à la bataille de Poitiers-Maupertuis près d’un siècle et demi plus tôt :
« L’important n’est pas de gagner mais de participer ».
Son grand-père Ponthus, valeureux capitaine de bataille, mourut bravement à Azincourt, atteint d’une flèche galloise dans le dos alors que, ayant perdu son cheval, son épée et son amour-propre, il s’enfuyait à toutes jambes.
Les chaussures de fer à la poulaine de son armure et ses éperons ne facilitaient pas sa course. Il tourna la tête pour voir où était son poursuivant, heurta violemment un chêne et s’assomma malgré son casque. Un coutillier gascon lui donna le coup de grâce en glissant une miséricorde par le ventail de son heaume et lui creva proprement les yeux. Poursuivant son chemin, la lame entra dans le crâne et, en cherchant bien, atteignit le cerveau. Mourant, Ponthus trouva la force de murmurer :
« Azincourt, Azincourt, Azincourt, morne plaine... »
Si bien que les médisants prétendaient que dans la devise des La Tour de Chèvreville, le fuit n’était pas le passé latin du verbe être mais le présent français du verbe fuir. La devise était gravée sur la lame de l’épée que détenait Bertrand-Benoît depuis la mort de son père lequel l’avait héritée à la mort du sien. La fuite était-elle ce Bon Conseil qui avait valu son nom à l’épée ?
Arthus-Robert, lui, n’avait jamais fui. Non par courage mais pour la simple raison qu’il n’était jamais allé à la guerre, préférant gérer au plus mal ses terres stériles de Sologne. De petite taille, mais robuste, le jarret ferme et la cuisse solide, il ne déplaisait pas. Son visage était à peine grêlé par la petite vérole et sa barbe courte cachait les plus vilaines marques. Il avait hésité un temps à prendre pour femme sa propre petite sœur, Isabelle, jolie jouvencelle de quatorze ans, aux nattes couleur châtaigne et aux immenses yeux bleus
Le curé de Monesto s’était empressé de le mettre en garde :
- Sire comte, je vous rappelle que Jean d’Armagnac a lui-même épousé chrétiennement sa jeune sœur, elle aussi prénommée Isabelle.
- Coïncidence de bon augure. D’autres avant moi ont donc eu cette excellente idée. Quand procéderons-nous à la cérémonie ?
- Je ne pourrai refuser de bénir votre mariage, bien que l’Église ne l’impose pas et que suffise un simple engagement mutuel - Le curé s’interrompit, se gratta la tête, plus très sûr de sa science. :-- Il me souvient toutefois que lors du mariage de Renaud de Montauban avec Claire, sœur du roi Yon, l’évêque de Bordeaux bénit le couple. Y a-t-il contradiction ? Quoi qu’il en soit, à mon avis, toute union charnelle se doit d’être sanctifiée.
- Parfait, dit Arthus, je n’en demande pas plus. Ma sœurette a les petits tétins les plus fermes, et le plus doux con qui vous pourriez imaginer.
- Mon fils, mon imagination ne se nourrit que de pieuses pensées.
Le curé se signa, espérant avoir mis assez de conviction dans son affirmation pour qu’elle fût crédible. Il se confesserait de ce petit mensonge dès que l’occasion se présenterait. Lors de la tournée pastorale de son évêque, par exemple. À moins qu’il n’ait oublié sa faute entre temps.
- Et je vous réitère ma mise en garde, sire Comte. Comme Armagnac, vous serez ensuite excommunié.
- Ah, diable ! dit Arthus.
L’exclamation de circonstance lui faisait envisager un brûlant futur post mortem. Il se rabattit sur Annette de Chèvreville de la Tour, sa propre cousine, son aînée de cinq ans, assez laide mais très riche.
Annette, ne trouvant pas mieux, allait entrer dans les ordres quand Arthus fit sa demande. Trop heureux de caser leur fille, les parents offrirent un mariage magnifique, somptueux, superbe et généreux, bref gargantuesque. Ils avaient les moyens de se payer des adjectifs. La petite sœur mourut de chagrin, ayant toujours cru que les escapades dans les combles du château et les attouchements fraternels étaient autant de fiançailles.
Bel homme à la main entreprenante, le comte Arthus préférait la seconde devise des Chèvreville. Elle apparaissait sous le blason de sinople à la tour d’argent maçonnée et crénelée de sable, flanquée en dextre et en senestre de deux chèvres d’or affrontées : « Gare à toi si je t’encorne ».
Bien des villageois avaient eu à se plaindre du comte, et celui-ci avait reçu pas mal de volées anonymes administrées la nuit par des maris cocus. L’âge venant, Arthus-Robert s’était rejeté sur des tendrons aux tétins roses, fleurs à peine écloses, fruits verts et boutons prometteurs. À leur tour, soupirants ou frères des donzelles jetèrent les hauts cris. Pour calmer les fureurs et éviter les bastonnades, le comte puisait dans sa bourse et dans celle de son épouse, vendait ses biens, hypothéquait ce qu’il ne pouvait vendre, dotait les filles et leur progéniture, payait le séminaire à ses bâtards. Il n’en reconnut qu’un, l’aîné, Guilain. Par un tardif sursaut de décence, il le nomma Vilechèvre, afin que nul ne puisse faire le rapport entre le fruit de l’adultère et les Chèvreville authentiques
Stoïque, la mère de Bertrand-Benoît offrait ses souffrances à Dieu, personne d’autre n’en voulant. Douleur morale de se voir bafouée par un époux volage, douleur physique due aux fièvres de Sologne et à une tumeur qui lui rongeait poumons et foie. Ce mal, typiquement solognot, valait aux autochtones le surnom de Ventres-Jaunes. Annette eut la discrétion de mourir vite, sans aucun doute empoisonnée par son époux qui ne supportait plus cette femme geignarde, couleur de coing et plus sèche qu’un cep de vigne.
Ce fut le seul acte charitable bien qu’involontaire du sire de Monesto et une chance pour la chère femme. Sa tumeur ayant crevé, elle avait vomi un paquet de gros vers blancs qu’on prit pour des serpents. Margoton se hâta de les jeter au feu. Sa mort évita à la pauvre comtesse de périr sur le bûcher. Sorcière, elle se serait vu refuser l’entrée du Paradis.
- Sais-tu, mon fieu, avait dit la Margoton, que ta feue sainte maman aurait finie bouillue dans un chaudron du Diable !
Bertrand-Benoît menait une vie calme, dénuée de soucis. Il ignorait tout des frasques de son père, s’étonnait à peine de croiser parfois une jeune paysanne aux traits familiers. Seules le gênaient ses rencontres avec ce Guilain Vilechèvre qui ricanait en le voyant et lui ressemblait un peu. Tous les villageois savaient quels liens unissaient les deux garçons mais se gardaient bien d’en informer Bertrand-Benoît qui jouissait de la faveur populaire.
Guilain le bâtard était brèche-dent par suite de ses batailles avec les autres garnements du village. De plus, ce rustre qui ne manquait pas d’allure était rouquin, ce qui prouvait que sa mère Guillemette avait fauté avec le comte alors qu’elle avait ses règles. Le sang menstruel avait rouillé le poil du bâtard. Couverte d’opprobre, la mère de Guilain avait trouvé consolation auprès de Pinel, forgeron et autre paria : un des siens n’avait-il pas forgé les clous de la Croix ? Bravant le village, Pinel avait déclaré à Guillemette :
- J’te prends, toé, pis ton bâtard.
Il n’avait pas dit « toi et tes écus », mais cela allait de soi. Guillemette s’était constitué une dot solide avec l’or que le comte ne pouvait lui refuser. Elle épousa le forgeron dont les poings firent taire les mauvaises langues. Guilain devint le plus fieffé fainéant de Monesto. On ne l’appelait que le Lentillé, en raison des taches de son, larges comme des lentilles, qui lui couvraient les pommettes et le nez. Elles trahissaient, ainsi que chacun sait, un esprit retors et une propension à la mauvaise foi.
Bertrand-Benoît apprenait la vie des saints, un peu de latin, des rudiments de grammaire, de calcul et d’histoire avec le curé de Monesto aussi ignorant que lui. Il découvrait la philosophie populaire grâce à Margoton. Elle nourrissait le garçon de contes à dormir debout où le folklore faisait bon ménage avec l’hagiographie, lui traçait nombre de généalogies fantaisistes, lui enseignait la préparation et l’usage d’effrayantes potions propres à soigner tous les maux, de philtres mystérieux capables d’attirer le soutien de créatures démoniaques. La plus bénigne de ces recettes était une galette à base de farine d’os de pendu qu’elle ne pouvait faire cuire que la nuit de la Toussaint. La vieille berçait le chevalier de prédictions apocalyptiques, l’abreuvait de proverbes d’autant mieux adaptés à chaque circonstance de la vie qu’elle ne se privait pas de les inventer pour les besoins de la cause.
Jeune servante, elle avait à douze ans perdu son pucelage en faisant perdre le sien à Ponthus, grand-père de Bertrand-Benoît. Elle avait ensuite guidé les premiers émois d’Arthus-Robert et se serait volontiers chargée d’initier le dernier Chèvreville si la mort de la comtesse Annette n’avait déclenché en elle un réflexe maternel. Mère par procuration, elle veillait jalousement sur la santé de son fieu.
Elle l’avait emmené au village voisin de la Celle-Saint-Denis, pour le tremper dans la fontaine de saint Genou dont l’eau guérissait les rhumatismes; elle lui faisait brûler des cierges à saint Aignan pour qu’il le protège de la teigne; elle l’avait entraîné à Bourges, le plongeant dans la fontaine de saint Firmin qui raffermissait les os des enfants fragiles. Il s’était baigné dans toutes les fontaines consacrées de la région, celle de saint Cloud qui guérissait des furoncles, celle de saint Viâtre qui aidait les aveugles à retrouver leur route, celle de saint Loup qui soignait les morsures, la lèpre, et quantité d’autres maux. La santé florissante du jeune chevalier était bien la preuve que les saints avaient joué leur rôle.
Pourtant, Margoton se désolait de voir son fieu négliger le beau sexe auquel elle se flattait abusivement d’appartenir encore. Elle n’avait trouvé ni fontaine, ni saint pour lui venir en aide. Saint Firmin, en cette occasion, s’était montré au dessous de tout. Bertrand-Benoît fermait l’oreille aux allusions égrillardes de la vieille et à sa description des multiples façons de pratiquer les jolis jeux de la bête à deux dos. Elle essayait tour à tour les évocations impudiques et les menaces à peine voilées :
- Fais attention, Bertrand-Benoît : Tant garde-t-on le fruit qu’il se pourrit.
Le jeune homme oubliait ses radotages, se contentant de retenir une bonne centaine de proverbes qu’il utilisait parfois, toujours à mauvais escient.
Lutteur invincible, il occupait son temps à défier les gars du village. Il gagnait toutes les courses à pied, galopait à cru sur de robustes chevaux de labour pour renverser de sa lourde lance des écus de bois. Il s’escrimait victorieusement contre des mannequins de paille, tirait bien à l’arbalète, grimpait lestement aux arbres, jetait l’épervier avec l’aisance d’un braconnier des étangs de Sologne.
Quand il nageait dans le Cher, nu selon l’usage, il ne comprenait pas pourquoi toutes les filles s’asseyaient sur la berge pour le regarder. Il attribuait cet intérêt à ses exploits. En sortant de la rivière, il tordait sa longue chevelure dorée avec des gestes d’une élégante virilité. Il semblait posséder la vigueur du jeune Hermès tempérée par la grâce d’Apollon. Un autre dieu grec, moins haut placé dans la hiérarchie de l’Olympe, semblait avoir également influé sur les bas-morceaux de sa morphologie.
Dans son ingénuité, il se figurait que c’était par modestie que, sur son passage, les gracieuses villageoises abaissaient leurs regards. Parfois, plus audacieuse que les autres, une des bachelettes feignait de trébucher devant lui et, pour éviter de choir, s’accrochait à tout ce qui dépassait. Bertrand-Benoît relevait avec bonté la pauvrette rougissante et murmurait avec bonhomie :
- Petite maladroite...
Il s’éloignait en souriant tandis que les compagnes de la jeune rouée se pressaient autour d’elle pour connaître ses impressions.
Bertrand-Benoît de Chèvreville avait fait don de son cœur innocent à la douce Renoncule de Bois-Mésange n’ayant jamais imaginé que d’autres organes pouvaient également s’offrir. Son parrain lui avait rappelé les conseils donnés au Bon Chevalier quand ce dernier éclaira le sire de Lalaing sur ses ambitions. Le père, après de sévères avertissements, insista sur ce point précis :
« Nul ne peut devenir homme de haute vertu, prouesses et bonne renommée, s’il n’a dame ou demoiselle de qui être amoureux ».
Ce conseil avait fait rougir Bertrand-Benoît, mais sur ce point, son choix était déjà fait. Il s’était déclaré au mois de février précédent, à l’occasion de la saint-Valentin, en usage depuis bientôt un siècle. Renoncule de Bois-Mésange, frêle enfant de seize printemps possédait les trois sceaux de la beauté : une peau blanche, des lèvres rouges et des cheveux noirs. En réalité, vous le savez pour n’avoir pas sauté une ligne d’un prologue superbement écrit, elle était rousse. Mais comme elle connaissait les secrets de beauté aptes à dissimuler cette tare; n’allons pas retirer à notre chevalier ses chères illusions. Mêlant deux traditions ce jour-là, Bertrand-Benoît était allé déposer un petit pot de marjolaine sur la fenêtre de la chambre de Renoncule.
Il lui avait fallu grimper au mur en s’accrochant au lierre. Durant cette escalade, il avait fait un accroc à son pourpoint. La marjolaine gelée faisait si triste mine que Renoncule l’avait aussitôt jetée au fumier. Comme le déclara Margoton pour consoler son fieu et en reprisant le pourpoint : « C’est l’intention qui compte ».
Qualité appréciable pour qui craint les belles-familles, Renoncule était orpheline depuis un an, ses parents étant morts de la peste. Du moins, le croyait-on. Peu de proches connaissaient la vérité : les Bois-Mésange avaient succombé à un fléau qu’on disait importé de ce monde nouveau découvert quelques années plus tôt. Pourtant, selon Margoton, la maladie courait déjà un peu partout dans l’Ancien Monde bien avant ce fameux Christophe Colomb. Elle le confondait d’ailleurs avec saint Colomban, ce qui n’était pas tellement absurde, les navigateurs ayant tous deux vogué vers le couchant, l’un dans un puissant navire, l’autre dans une légère nacelle semblable à celle de Moïse sur les eaux du Nil..
Les diamants pulvérisés, les perles dissoutes dans le vinaigre, les bains de vapeur, n’avaient pu enrayer la progression foudroyante de l’affection. On n’eut pas le temps d’essayer les sels de mercure. Yves de Bois-Mésange avait contracté ce mal dans quelque sordide maison d’étuveresses à Naples, à Paris ou dans un lupanar flamand. Époux dévoué, il l’avait généreusement partagé avec son épouse. La jouvencelle vivait donc seule dans son petit château à deux lieues de Monesto, sous la tutelle de dame Berthe, tante austère et moustachue, toujours vêtue de noir. Elle administrait le domaine de sa nièce d’une poigne autoritaire et, le soir après vêpres, se faisait sauter par le curé, tous deux embrasés par une vigoureuse et réciproque fustigation.
La dame regardait d’un œil favorable la cour de Bertrand-Benoît. Le château délabré de Chèvreville était certes hypothéqué, les biens et les terres presque tous vendus, mais le damoiseau portait un des plus grands noms de la petite noblesse de Sologne. Il avait fière allure et sa valeur morale ne pouvait être mise en doute. Quant à ses qualités physiques, elles dépassaient de loin les charmes limités du curé. Dotée d’une sagesse prosaïque égale à celle de la Margoton, dame Berthe se disait que quand il y en a pour une, il y en a pour deux.