lundi 23 juin 2008

Suite du récit der Marcelin

Trois semaines plus tard, ayant réussi à se soustraire à la tendre surveillance de la Babette et de ses employées, Marcelin Baudet s’enfuit. Il avait le teint plus frais, les joues plus remplies mais ses jambes ne semblaient pas le porter avec fermeté
- Pourtant, mon garçon, interrompit le Chevalier Errant, tu avais mangé à ta faim et dormi tout ton saoul.
- Mangé, ça oui, reconnut Marcelin, mais pour ce qui est de dormir, la chose est difficile quand on est entouré de trop de jolies femmes !
- Je comprends, dit Bertrand-Benoît. Elles bavardent tant que tu n’as pu fermer l’œil.
Marcelin rit comme à une bonne plaisanterie puis cessa de rire en constatant que le chevalier était sérieux. Il le regarda avec étonnement et un brin de pitié avant de reprendre son récit.
À peine sorti de la maison d’étuves, il prit sa couse sans crainte d’être reconnu du guet. Une étuveresse lui avait taillé les cheveux, une autre l’avait frisé. Vêtu de neuf, chausses ajustées, pourpoint serré de velours violet à collet haut derrière et bas devant, toque rouge à plume de coq, bottes molles de cuir de Cordoue, il avait fière allure. Qui aurait confondu ce jeune damoiseau fortuné avec l’humble escholier, capette tueur de mouchard ? Il prit au hasard la route du sud, la rue du Faubourg Saint-Jacques. Il atteignit la Barrière et sortit de Paris par la porte d’Enfer. Les gardes chargés de tendre les chaînes qui contrôlaient l’entrée de la ville le regardèrent passer sans l’interpeler. Marcelin se demanda si tous les argousins de la Ville n’étaient pas à sa poursuite et se hâta de chercher un moyen de s’éloigner.
Il avisa un villageois menant par la bride un solide petit percheron à robe claire attelé à un léger charriot bâché. C’était l’occasion parfaite pour se dissimuler et quitter Paris. L’homme avait dépassé la quarantaine. Gros, rougeaud, vêtu d’une blouse bleue de paysan, coiffé d’un large béret de feutre, il avait une allure bonhomme et Marcelin pensa qu’il pourrait l’apitoyer. Il l’aborda, le chapeau à la main et le salua poliment.
- Dieu vous garde, Messire. Bel attelage que vous avez là. Ce cheval doit valoir une coquette somme... - Un compliment sur la monture flatte toujours le propriétaire. Marcelin poursuivit : - Et jolie carriole, robuste et entretenue avec soin. Il m’en faudrait bien une comme celle-là pour me rendre au plus vite... où je vais..
- Et peut-on savoir tu vas, mon petit jeune homme ?
Aïe ! Marcelin s’en tira en éclatant de rire.
- Assez loin pour ne pas être retrouvé par le père de ma belle...
- Ah, je vois ! Un fieffé polisson, hein !
Le ton était sévère mais les yeux du bonhomme pétillaient sous les sourcils en broussaille, démentant les paroles.
- Écoute, mon garçon, je rentre à Orléans après avoir livré un tonnelet de vinaigre à un apothicaire et un autre à une auberge. Si la direction te convient et si le cœur t’en dit je t’offre une place. Mon cheval n’est pas si vaillant que tu le penses et nous n’iront pas vite.
Dans la carriole régnait une odeur aigrelette évoquant au garçon les dortoirs surchargés de Montaigu, les corps mal lavés des pensionnaires et la paille pourrie des grabats. Mais ce n‘était pas le moment de faire le difficile. Ils s’arrêtèrent dans de bonnes auberges où le patron vinaigrier payait pour deux. En trois jours, on a le temps de bavarder. Le brave homme, sincère, se confia au garçon lequel, en retour, lui raconta n’importe quoi.
Le commerçant se présenta : Florent Meunier. Marcelin feignit de s’extasier de la coïncidence, prétendant se prénommer aussi Florent. Ce qui émut le bonhomme qui offrit d’héberger Florent Beaudet quelques jours. Le fugueur resta quatre semaines chez le commerçant, se reposant de son séjour aux étuves. Le brave homme savait un peu lire mais pas écrire, et comptait fort mal. Marcelin le persuada que ses affaires se trouveraient bien d’avoir un employé capable de gérer sa comptabilité et de ne pas faire d’erreur d’additions. Grâce à lui, quelques mauvais débiteurs furent contraints de rendre gorge. Le patron appréciait ce garçon serviable qui n’avait qu’un petit défaut : une propension à se laver trop souvent. Le séjour aux étuves avait converti l’ancien écolier.
Veuf sans enfants, n’ayant pour héritier qu’un lointain petit-neveu, ingrat de surcroît, le vinaigrier se proposa d’adopter Marcelin. Cela ne faisait pas l’affaire du garçon. Il avait goûté à la liberté et entendait bien ne pas la perdre. De plus, le vinaigrier recevait à sa table des officiers du guet, des échevins et des juges qu’intriguait la présence du jouvenceau.
- Allons, Maître Meunier, avouez la vérité : ce garçon est votre fils ! La preuve en est que vous lui avez donné votre prénom.
- Un enfant de l’amour, Maître Florent ?
Heureux et fier, Meunier jouait la discrétion, laissait planer le doute, Mais Marcelin avait hâte de fuir. Pendant deux autres semaines, Il cacha sa résolution à son hôte. Le vinaigrier devait livrer deux tonneaux à Blois. Le garçon profita de son absence pour partir. Il hésita à faire main basse sur les économies du commerçant. Un louable scrupule le retint. Dans un sursaut d’honnêteté, il se contenta d’en prendre la moitié. Il se rendit ensuite dans la Rue aux Juifs où il échangea ses habits de damoiseau contre des hardes moins susceptibles d’attirer la convoitise des larrons. Âprement disputée, la transaction lui rapporta quelques écus de plus.
Ainsi lesté, Marcelin Baudet prit la route.
Elle menait à Romorantin. Il y arriva un mois plus tard.


*

4

UNE CHAMBRE D’AUBERGE

- Bonne hôtesse, une chambre n’est pas mon premier souci, répondit avec douceur le Chevalier à l’offre de dame Claudine. Je prendrai telle chambre qu’il vous plaira m’octroyer...
Ces mots frappèrent l’aubergiste au cœur. Elle frémit, le souffle court, les joues empourprées. Telle chambre ? Pourquoi pas la mienne ? Elle s’embrouilla dans les mailles de son tricot. Ses yeux se portèrent de nouveau sur les charmes apparents de son hôte et c’est à peine si elle écouta la suite de ses propos
- J’ai vu dans votre cour un cheval bai qui me plairait fort s’il était à vendre...
Bertrand-Benoît fit une pause. Sa phrase contenait une question. Elle resta sans réponse. Il hésita :
- Un garçon, Marcelin... je ne sais plus quoi, soignait le cheval. Il ferait un bon écuyer si je pouvais l’engager...
Nouvelle question, nouveau silence. Dame Claudine continuait à le regarder sans le voir, laissant vaguer son imagination. Un jeune homme de cette trempe valait mieux que l’escholier tout juste pubère qu’elle avait recueilli à tout hasard. Ce chevalier devait bien égaler deux coqs ! D’autant que l’époux tirait sur la quarantaine et que le commis Quentin, un rustre, manquait singulièrement de fantaisie. Pensive, elle promena une main machinale sur la naissance d’un sein voluptueux. Cette séduisante femme brune dont une mèche s’échappait du bonnet empesé, possédait une peau souple et grasse de blonde. Ses doigts jouaient avec les lacets du corsage, les dénouant et libérant un peu plus la poitrine sans qu’elle y prît garde. De ses belles dents blanches, elle mordilla sa lèvre encore gonflée par la période qui s’achevait. Elle y passa la pointe de sa langue. Ne sachant comment interpréter son silence, encouragement ou fin de non recevoir, troublé par le spectacle lascif qu’offrait la belle aubergiste, le chevalier rougissant se décida à poursuivre.
- J’ai fait serment de... d’effectuer un pèlerinage à Jérusalem, de gagner le duché de Bourgogne en passant par la comté. Vous conviendrez qu’il m’est difficile, à moi, Bertrand-Benoît de la Tour de Chèvreville d’arriver en si petit équipage à la Cour des Ducs.
- Oui, bien sûr, marmonna Claudine.
- Je présume que votre bai vaut plus que Merline, ma mule blanche, mais je suis prêt à compenser la différence en écus d’or...
- Le nigaud ! pensa l’aubergiste. Mon Bayard vaut certes plus que sa mule, mais est-ce ainsi qu’on commerce, en décriant sa propre marchandise au risque de faire monter les enchères ?
Elle secoua la tête, apitoyée par ce grand dadais et un léger sourire glissa sur ses lèvres. Une fois encore, il ne comprit ni le geste ni le sourire. Il bégaya un peu, s’enferra davantage, incapable de donner un sens aux silences de l’hôtesse.
- Bien sûr, j’aurais préféré garder aussi la mule, mais je ne suis pas... riche. On m’a volé mon héritage... Maître Saint-Amand, le tabellion...
- Je le connais, fit dame Claudine avec une petite grimace.
Elle-même, à la mort de son époux, avait failli être victime des menées de Saint-Amand. Il avait tenté de faire valoir une prétendue promesse de vente du défunt. Mal renseigné, le tabellion ignorait que la veuve avait reçu l’auberge en héritage et que l’époux n’avait aucun droit sur le bien. S’ensuivit une dispute mémorable à laquelle assista tout le quartier quand le notaire vint aux Deux Coqs accompagné de quatre faux témoins, dont son ami le bedeau. Saint-Amand avait fini par fuir sous le riche répertoire d’insultes de dame Claudine et les huées de la foule. Elle ricana à ce souvenir et Bertrand-Benoît incapable d’interpréter cette réaction en bégaya deux fois plus.
- Je possède... Un petit trésule... Un pécor... euh... un pécule... Un trésor sauvé par la feue comtesse, ma maman. Mais, suffirait-il ?... Non, de toute évidence. Cela dit, je suis fort et courageux. Je... J’ai résolu de me faire Chevalier Errant. Et de consacrer mon épée Bon Conseil... je veux dire Fulgure, bien entendu, au soutien de nobles causes. Par exemple, le... Oh !... Il ne manque pas de nobles causes, n’est-ce pas, gente dame ? La foire rassemble d’honnêtes marchands mais elle attire aussi larrons et mécréants prompts à mal faire... Les archers du guet ne sont jamais là quand on a besoin d’eux. Je pourrais me mettre un temps à votre service... Chasser les trublions, ramener les violents à la maison... Je veux dire à la raison ! Bouter hors les ivrognes, interdire votre porte aux quémandeurs et malfaisants... Du moins, Pendant la durée de la foire...
- Quatre jours encore, pensa dame Claudine. Soit cinq nuits...
Elle hocha la tête, regarda le chevalier de haut en bas, l’évalua et, évoquant son époux et le premier commis, conclut en elle-même :
- Il tiendra bien jusque là...
Entre personnes de bonne foi, nul besoin de contrat, de traité, de signatures. Une parole suffit. Surtout si on invoque au passage quelque saint ou la Mère de Dieu, et qu’un serment sur la Croix scelle la transaction. Le marché était simple. Le temps de la foire, le Chevalier veillerait sur le calme et la tranquillité de l’auberge. Sa seule présence, sa taille, ses épaules larges, son épée, le prestige de son nom dissuaderaient les fauteurs de trouble, les ivrognes et les paillards de s’attaquer à dame Claudine et à ses meubles, ou de s’esquiver sans payer leur écot. La foire finie, Bertrand-Benoît repartirait monté sur un cheval digne de lui, suivi d’un écuyer chevauchant la belle mule blanche. Il se présenterait en bel équipage à Bois-Mésange pour faire ses adieux. Mais le trésor de la comtesse de Chèvreville aurait fondu.
Tel fut l’arrangement que dame Claudine Ambert réussit à faire accepter au Chevalier Errant. Elle regrettait un peu d’avoir à se séparer de Marcelin Baudet. Le garçon était un peu jeune mais il y a plaisir à guider les premiers émois d’un adolescent. En le ménageant avec sagesse pour qu’il dure. Mais l’écolier, de nature fugueuse, aurait fini par déguerpir sans crier gare. Afin de ne pas donner aux clients de l’auberge l’impression que le chevalier n’était rien d’autre qu’un nouvel employé, il suffirait de dire la vérité, solution pratique qu’on n’envisage que trop rarement.
Préparant son pèlerinage, le jeune comte de Chèvreville devait attendre aux Deux Coqs qu’on lui remette les sauf-conduits indispensables au voyage. Il en profiterait pour faire poser des fers neufs à sa monture, dorer ses éperons et changer la corde de son arbalète. Il trouverait bien un blasonnier pour repeindre son écu,
Il lui faudrait aussi obtenir des lettres de rémission pour le crime de Marcelin Baudet. Paris était loin, les échevins de Sologne n’entendaient pas se laisseR dicter leur conduite par ceux de la grande ville. Dame Claudine saurait plaider la cause de l’écolier. Les magistrats de Romorantin ne resteraient pas insensibles aux arguments que la belle voluptueuse saurait leur présenter à sa façon. Tout cela prendrait bien une semaine. En prime, l’aubergiste habillerait de neuf son faux nouveau commis. Elle prétendait avoir en réserve hauts de chausses, pourpoints et bottes à la taille du chevalier. En réalité, elle savait déjà où tout acheter et s’en occuperait dès que son hôte se serait restauré. Les Juifs de la ville étaient les plus honnêtes qui soient et on n’en avait pas trop tué ces derniers temps. Claudine se ferait un devoir d’aider le chevalier à enfiler ses nouveaux vêtements...

*

Passant par les courtines, un rayon de soleil vint chatouiller le nez de Bertrand-Benoît. Il éternua.
- Dieu vous bénisse, mon doux sire.
Le chevalier se redressa en sursaut sur le lit où il avait dormi presque assis et entièrement nu. Les courtines de toile bise s’étaient entr’ouvertes. Vêtue d’une simple camisole qui ne cachait rien de ses charmes, ses cheveux dénoués tombant en cascades sombres sur ses épaules rondes, dame Claudine lui sourit. D’une main hâtive, le Chevalier se recouvrit d’un drap pudique. Il balbutia :
- Mais qu’est-ce...
Soudain, la mémoire lui revint. Il avait fort bien calmé sa faim après avoir passé contrat avec l’aubergiste. On cuisinait dans la grande salle des Deux Coqs sous l’œil et le nez attentifs des clients. La vaste cheminée fumait un peu mais l’odeur suave des mets faisait oublier cet inconvénient. La vieille servante, Marthe, dont les talents culinaires en auraient remontré à Guillaume Taillevent lui-même gardait jalousement le secret de ses recettes. Claudine avait tenu à dicter personnellement le menu, choisissant les mets les plus aptes à échauffer le sang. Pâté de venaison fortement poivré, écrevisses flambées à l’eau-de-vie de prune, truffes en beignets évidées et farcies de foie gras, deux coquelets au vin de Saumur garnis de petits mousserons et parfumés à la muscade - la spécialité de la maison -, salade de cresson à l’huile de noix et, pour terminer, une omelette soufflée au miel.
Dame Claudine assurait le service, veillant à ce que le chevalier fasse honneur au repas. Seul petit point noir, le jeune comte ne but que de l’eau claire.
Repu, le chevalier avait ensuite essayé les vêtements promis. L’aubergiste ne put comme elle l’espérait aider Bertrand-Benoît à les enfiler. Pudique, il avait exigé d’être seul. Tout vient à point à qui sait attendre, jugea l’hôtesse avec une sagesse digne de la Margoton ou de dame Berthe. Elle était bien décidée à se rattraper la nuit venue.
Tous les employés des Deux Coqs, Marthe la cuisinière, Toine l’idiot chargé de couper le bois et d’entretenir les feux, Martin, le jardinier pied-bot qui régnait sur le potager de l’auberge, Blanche, l’obèse pédauque préposée aux chambres et éventuellement à leurs occupants et, bien entendu, Marcelin Baudet avaient été conviés par leur patronne à venir admirer le jeune comte de La Tour de Chèvreville.
Il faut le reconnaître, Bertrand-Benoît avait noble allure.
Les chausses rouges, les hauts de chausse noirs qui descendaient à mi-cuisse, fermés par une braguette triangulaire que retenaient deux boutons, la chemise bouffant dans l’échancrure des chausses, et le pourpoint vert, court et ajusté dégageant bien les fesses, étaient d’excellente qualité. Le marchand juif avait sorti ce qu’il avait de mieux dans sa boutique.
Claudine avait recousu elle-même le nœud tressé. Elle aurait voulu compléter la tenue par de hautes bottes molles mais Bertrand-Benoît tenait à conserver ses heuses. Il dut dire adieu à sa toque emplumée et adopter un feutre à bord large d’où pendait une plume d’autruche. Chapeau à la mode qu’il jugea ridicule. Pour ne pas vexer la trop généreuse hôtesse, le chevalier feignit d’admirer la coiffure, se jurant de la porter le moins souvent possible.
Promu officiellement premier écuyer, Marcelin avait eu droit lui aussi à des vêtements presque neufs qui firent de lui un écuyer présentable, veste courte à rayures vertes et rouges sur des hauts de chausse jaunes, bonnet de feutre noir relevé sur la nuque et allongé en bec sur le front. Il se mit aussitôt en campagne, menant Bayard chez le maréchal-ferrant. Ne trouvant pas de peintre en blasons à Romorantin, il résolut de repeindre lui-même l’écu de son nouveau maître et s’en tira avec honneur. Quant à faire plaquer d’or les éperons du chevalier, mieux valait n’y pas penser. L’orfèvre Papin exigeait une fortune pour ce travail.
- Doux sire, que diriez-vous d’une bonne sieste pour bien digérer, proposa Claudine. Blanche est assez paresseuse et les chambres d’hôte ne sont pas encore faites. Mais, en attendant, vous pourrez vous reposer sur mon propre lit. La porte est munie d’un loquet et nul ne vous dérangera. Bien sûr, vous ne pourrez garder votre pourpoint et vos chausses sans risquer de les froisser.
Elle n’avait pu assister à l’essayage des vêtements et pensait se rattraper sur le déshabillage. Une fois de plus son espoir fut déçu. Bertrand-Benoît accepta poliment son offre mais déclara avec fermeté ne vouloir quitter ses vêtements qu’à l’abri de tout regard. La pudeur est chose fluctuante. S’il trouvait normal de sortir nu de la rivière aux yeux des villageoises assemblées, il jugeait indécent de se dévêtir devant elles. Fine mouche, Claudine n’insista pas. D’autres tâches l’attendaient. Elle devait demander aux autorités le passeport permettant à Bertrand-Benoît de se rendre en Bourgogne, ce qui n’offrirait aucune difficulté compte tenu des quartiers de noblesse du chevalier.
Solliciter des magistrats la grâce de Marcelin Baudet risquait d’être plus délicat. Après tout, il y avait eu meurtre. Mais Paris était loin, les nouvelles ne vont pas vite, les lettres de justice non plus. Les vieux juges sont sensibles à la beauté et une main qui s’égare sur un sein royalement offert n’a jamais tué personne. Ces visites prendraient l’après-midi entière. Il importait seulement que dame Claudine fût de retour pour le réveil de Bertrand-Benoît, le souper et les suites qu’elle se promettait...

*
- J’ai honte, ma bonne hôtesse...
- De quoi, mon doux sire ?
- Ne suis-je pas… nu ?
- Tout à fait nu, beau chevalier.
- Et comment se fait-il que je sois couché ici ?
- Rien de plus normal, mon beau jouvenceau. Il n’y avait pas de chambres libres et vous aviez si bien soupé qu’il vous fallait un lit. Soupé... et bu !
- Voulez-vous dire... bu... du vin ?... C’était la première fois, dame Claudine, je vous le jure.
- Je vous crois. Et... c’était bien aussi la première fois pour ce que nous avons fait cette nuit ?
Bertrand-Benoît sursauta, la mémoire lui revint. Ainsi s’était soudain éclairci le mystère qui le troublait depuis plusieurs années. Il se rappela l’angoisse qui le saisissait certains matins en constatant qu’il avait souillé son drap. Redevenait-il un petit enfant incontinent ? Était-il atteint de quelque infection diabolique ? Quand il avait enfin osé s’ouvrir à la Margoton de ce trouble secret, elle avait éclaté de rire et avancé de si extravagantes conclusions, assortissant ses commentaires de précisions si salaces qu’il s’était enfui en se bouchant les oreilles. Et cette nuit, il avait...
- Jésus, Marie, Joseph ! Je suis damné !
- Pourquoi ?
- N’ai-je pas commis le péché de fornication ?
- Pas vous, beau chevalier, mais moi.
- J’étais votre complice, belle hôtesse.
- Ma victime, doux ami.
- Que Dieu me pardonne : j’ai péché pour la première fois...
- Pour les DEUX premières fois, rectifia dame Claudine.
Bertrand-Benoît sentit le rouge lui monter aux joues.
- Je suis donc deux fois coupable...
- Non, dit l’aubergiste. C’était le même péché puisque vous ne vous êtes pas confessé entre les deux.
Cette curieuse arithmétique ne convainquit pas le chevalier. Dame Claudine entreprit de lui rappeler ce qui s’était passé entre eux. Avec un luxe de détails qui l’émurent et réveillèrent en lui la bête assoupie. D’un geste vif, l’aubergiste rabattit le drap et se laissa tomber en travers du lit, gourmande.

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