lundi 16 juin 2008

Hisstoire de Marcelin Baudet

*

Noël 1499, quelques mois donc avant le vœu du Chevalier.
Marcelin grelotait. Sa cape de mauvaise laine grise percée par l’usure et les mites ne lui tenait pas chaud. Quand coulait en lui la veine poétique, le garçon tendait la cape sombre à bout de bras; le soleil ou la lune passant au travers des trous semblait allumer des étoiles sur le triste tissu. Mais la poésie ne nourrit pas son homme et Marcelin avait le ventre à peu près vide quand il commit son crime. Le petit morceau de pain rassis fourni au lever du jour par l’économe du Collège ne l’avait pas rassasié. Il devrait attendre le soir pour avaler une soupe claire et grignoter une pomme.
Marcelin réprima un éternuement qui aurait pu le dénoncer et grelotta de plus belle. Une petite pluie froide avait transformé en patinoire les rues du quartier et le garçon avait glissé dix fois dans la rue de la Montagne. Ses galoches à semelles de bois n’étaient pas cloutées. Tapi dans l’angle d’une porte cochère, il tendit l’oreille pour savoir si les argousins lancés à ses trousses avaient retrouvé sa trace. Sa course ne l’avait pas réchauffé. Dilemme insoluble. Il devait fuir le plus vite possible. Mais plus il courait vite, plus le bruit de ses semelles claquant sur le sol durci attirait l’attention. Encore heureux qu’on n'ait pavé que le caniveau, au milieu de la rue ! Il grelotait autant de froid que d’appréhension. Sa misérable cape grise risquait d’attirer l’attention des archers. La quitter serait offrir à la bise qui soufflait de la Seine une culotte aussi trouée que la cape.
Un cri l’alerta :- Gare l’eau !
Une fenêtre venait de s’ouvrir et une commère vidait dans la rue un vase de nuit dont le contenu rata le peu le garçon. Il insulta copieusement la femme qui lui répondit par un chapelet d’injures avant de refermer sa fenêtre. Marcelin s’en voulut aussitôt d’avoir manqué de prudence. Ce n’était pas le moment d’attirer l’attention.
Une seconde, il envisagea de revenir au collège. Il n’y aurait pas plus chaud car Maître Jean Standonck, ce vieil avare de principal, fournissait le bois avec parcimonie. Les cheminées ne réchauffaient que ceux qui se pressaient sous le manteau, dos glacé et ventre rôti. Du moins, le vent ne soufflait-il pas aussi fort dans les couloirs de la vieille demeure que dans les ruelles du quartier latin.
- Mon garçon, rentrer serait une très mauvaise idée : les argousins ont dû obtenir mon signalement des quelques passants qui ont assisté à la rixe entre le vagabond et moi...
Sa cape l’avait dénoncé comme une capette, pauvre élève du pauvre collège de Montaigu, situé sur la rue des Sept-Voies. Les sergents devaient déjà monter la garde près de la porte de l’institution. S’il se présentait, il y a gros à parier qu’on aurait tôt fait de le traîner au Châtelet. Ou, pis encore, de le jeter simplement dans la Seine pour éviter les frais d’un procès.
Six heures sonnaient à l’horloge de la Sorbonne. Il était sorti au gris de la nuit pour mendier son pain, comme tous ses camarades devaient le faire. Standonck appliquait des règles strictes; la pauvreté était la vertu chrétienne qu’il prônait le plus volontiers. Le principal imposait un jeûne rigoureux à ses pensionnaires. À Montaigu on faisait maigre sept jours sur sept.
- Les privations rapprochent de Dieu, professait Standonck. Un estomac vide ne porte pas au sommeil. On en écoute d’autant mieux les leçons de morale.
L’écolier était censé rentrer pour la prière du matin et la première leçon de latin. Montaigu était une grande école...
- Une grande école ? coupa Bertrand-Benoît.
- Oui, grande parce qu’on y enseigne le latin, dit Marcelin.
- Et... les petites écoles ? l
Marcelin sourit.
- Les petites écoles, les écoles françaises, n’ont pas cette chance ! Si on peut dire. En revanche leurs élèves sont mieux logés que nous; ils dorment sur de la paille presque propre. Cela m’est arrivé aussi quelquefois, quand j’avais eu la bonne fortune d’aller à Montpipeau
- Pour y acheter de la paille ? questionna Bertrand-Benoît , surpris.
- Décidément, sire Chevalier, vous n’avez jamais beaucoup voyagé.
- C’est vrai, mais pourquoi dis-tu cela ?
- Aller à Montpipeau, c’est simplement tricher avec des dés... pipés.
Il aimait jouer contre les provinciaux trop naïfs. Il gagnait à tous coups. La petite escarcelle plate qui pendait à sa ceinture ne contenait pas d’argent mais les fameux dés. Pour avoir sa paille, il suffisait à Marcelin de glisser quelques deniers à Renaudin, l’économe, professeur de calcul arithmétique, compatriote de Standonck et son âme damnée, eunuque obèse tripoteur de jeunes élèves.
Les parents adoptifs de Marcelin, honnêtes vignerons des coteaux d’Auteuil, avaient espéré que leur faux rejeton prendrait leur suite et continuerait à produire l’excellent petit vin qui avait fait leur renommée. Sans enfants, ils avaient recueilli un bébé trouvé sur un tas de fumier près du Faubourg Saint-Honoré, dans la ruelle Baudet. Ce qui avait valu à l’enfant ce patronyme animalier peu flatteur. Marcelin avait dû être abandonné par ses vrais parents quand ils avaient constaté qu’il était bossu. Le garçon venait de fêter ses dix ans quand ils moururent d’une forme de lèpre. Les médecins prouvèrent de façon irréfutable que les époux n’en seraient pas morts s’ils avaient adressé toutes les prières requises à saint Loup. Il y avait eu là mauvaise volonté de la part des malades, ils méritaient donc leur sort.
On confia le gamin à une vieille cousine jouissant d’un beau revenu. Le confesseur de la dame espérait qu’après l’avoir couché dans son lit, elle le coucherait sur son testament. Il vit arriver sans plaisir le jeune héritier. Il lui fallut quelques années pour convaincre sa vieille maîtresse de se débarrasser de Marcelin en le plaçant au collège.
Il avait treize ans quand il entra au collège de Montaigu. Ses compagnons le surnommèrent Beau-Bignon, à cause de sa bosse. Il fut intronisé le jour des Saints Innocents suivant le rituel appliqué aux nouveaux, les Béjaunes. Rituel rigoureux à base d’eau glacée et de coups. Marcelin faillit en crever. Il subit deux ans les tendresses de Renaudin. Un solide coup de poing sur le nez mit fin aux exploits de l’économe avec lequel Marcelin ne garda plus que des relations d’affaires. À seize ans maintenant, il connaissait un peu de latin et d’Histoire sainte. Les jeux de hasard lui avaient appris les trois opérations. Bagage intellectuel suffisant pour réussir dans la vie quand on sait parler argot, chaparder sur les marchés, tricher aux cartes et aux dés, courir vite. Le garçon possédait un visage effronté grêlé de petite vérole. Il avait des yeux rieurs sur lesquels retombait une masse de cheveux couleur paille et un nez insolent qui jouait des narines comme on joue des coudes pour se faire voir dans un semis de taches de rousseur. Un perpétuel sourire errait d’ordinaire sur ses lèvres.
Pourtant ce matin-là, Marcelin Beaudet ne souriait pas. Il remontait la rue de la Montagne Sainte-Geneviève quand il avait aperçu une demi-boule de pain oubliée sur une borne cochère ou déposée par quelque âme charitable.
- Un miracle ! s’est écrié Marcelin.
- Un miracle! s’écriait en même temps un jeune homme aussi pauvrement vêtu que Marcelin.
- J’ai vu le pain avant toi, dit Marcelin
Ce qui était vrai.
- Mais je suis plus fort que toi, rétorqua l’autre.
Ce qui était également vrai.
Marcelin pensa que son compétiteur sortait du collège de Navarre tout proche.
Ce qui était faux.
En réalité, le jeune homme avait tout du vagabond, besace sur l’épaule, jaque de grosse toile et chapeau informe. Il serrait dans sa main un bâton à deux bouts - un gros et un petit - et semblait décidé à s’en servir. Marcelin et lui se tenaient de chaque côté de la borne, chacun guettant l’autre. Aucun d’eux ne se risquait à tendre la main vers le butin convoité. Il aurait fallu se pencher, offrir sans défense sa tête et sa nuque.
Un troisième rival s’était alors manifesté, un grand chien noir, maigre et sale, le poil hirsute, bavant de désir devant le quignon de pain. La présence des deux hommes et du bâton suffit à le tenir à distance. Le bâtard restait assis, l’œil alerte, attendant que la chance le favorise.
Un énorme rat noir hérissé, trempé, traversa la rue sur la pointe des pattes espérant vainement ne pas se mouiller. Il s’arrêta, frémit des moustaches en voyant le chien, semblant le rendre responsable des intempéries. Le chien noir hésita une seconde. Devait-il se lancer à la poursuite du rat sans doute plus agile que lui, tenter un affrontement à l’issue douteuse ou continuer à guetter le pain ? Cependant, le collégien de Montaigu jugeait plus sage de composer.
- L’ami, partageons la miche. Il y en a suffisamment pour deux..
- Il y en aura encore plus pour un seul.
Marcelin feignit de s’étonner :
- Voudrais-tu m’abandonner ta part. Cela dénote une âme charitable et une générosité toute chrétienne...
- Ne fais pas le drôle, capette ! Ôte-toi de là, ou gare...
Quelques passants, sentant venir l’orage, avaient prudemment hâté le pas et disparu. Des voisins se penchaient aux fenêtres pour voir la suite de la querelle Quelques-uns même engageaient des paris. Le vagabond brandit son gourdin, tenu par le petit bout. Le chien noir se releva, recula, les pattes raidies, en montrant les dents et en grondant. Le vagabond le menaça.
- Toi, le bâtard, cesse de grigner où je te renvoie à saint Roch.
Le chien n’insista pas. Il tourna la tête : le rat avait disparu dans un soupirail de cave. Mieux valait attendre encore un peu.
Marcelin ne se sentait pas de taille à sortir victorieux de l’affrontement. Il amorça un demi-tour et retraita. Fier d’une facile victoire, décidé à la conclure de façon glorieuse en assommant l’écolier, l’autre leva son bâton. Marcelin tendit la jambe et le ribaud s’étala. Dans sa chute, sa tête heurta la borne. Étourdi, il lâcha son gourdin. Marcelin s’en saisit, le brandit à son tour et voulut l’abattre sur les jambes de son adversaire. S’il ne lui brisait pas le tibia, le genou ou la cheville, du moins lui ferait-il assez mal pour que l’autre n’essaie pas de le poursuivre.
Malheureusement pour les deux, le vagabond tenta de se relever au moment où le gourdin s’abattait, ratant la jambe mais pas le crâne. Il y eut un craquement de mauvais augure. Un filet de sang coula d’une oreille de la victime qui s’immobilisa, sans vie. Marcelin prit la fuite, abandonnant le cadavre, le gourdin et le pain. Le roquet profita de l’aubaine, s’enfuit à son tour, n’emportant que le pain. Le garçon redescendit en courant la Montagne Sainte-Geneviève, glissant sur le verglas, tombant, se relevant pour fuir encore, pleurant de peur et de rage.
Une grosse femme se pencha à sa fenêtre au risque de faire déborder un sein de sa camisole, et piailla. Bientôt, des archers du guet royal accoururent. Quatre hommes et un sergent. Le chef regarda le mort. Pas de doute, c’était un des leurs, un des espions chargés de surveiller discrètement la gent estudiantine. Furieux, le sergent, donna des ordres.
- On doit retrouver l’assassin.
- Il sera pendu ! dit un des archers.
La femme tendit le bras.
- Il s’est sauvé par-là.
- Vous l’avez vu, ma belle ? demanda le sergent.
Cette flatterie imméritée fit rougir la grosse commère qui minauda avant de préciser :
- Il est tout jeune et porte une cape grise.
- Un étudiant, grogna un argousin. Il dépend de l’Université et appartient à la justice d’Église. Ça va faire des tas d’histoires si on le fourre en prison.
- Qui parle de ça ? dit le sergent. Je vous demande seulement de le retrouver. Nous ferons justice nous-mêmes... J’ai un compte à régler avec les capettes. Pendant la dernière grève, un de ces brigands a failli m’assommer.
Marcelin fuyait toujours. Il traversa la place Aubert qui tirait son nom de Maître Albert, Magister Alberti, selon les uns, et de Mau Berg, mauvaise montagne, selon son professeur de latin, curé défroqué, qui y voyait le triste souvenir de la victoire de Labienus...
Bertrand-Benoît interrompit le récit du jeune garçon.
- Alberti ? Qui c’est ?
- Je ne l’ai jamais su, avoua Marcelin, et je ne m’en porte pas plus mal...
- Moi non plus. Et Labienus ?
- Idem.
-. Continue donc...
- J’allais m’engager dans une ruelle quand un balayeur pied bot m’a crié un avertissement. Évidemment, je n’ai pas compris.
- Pourquoi ?
- Je vous l’ai dit, sire chevalier : c’était un balayeur...
- Et alors ?
Marcelin regarda Bertrand-Benoît avec étonnement : ce jeune seigneur ne savait rien de la vie ! Il expliqua que l’homme, un Breton, avait crié dans sa langue. Presque tous les hommes de sa corporation venaient de Bretagne. Ils arrivaient avec leurs fagots de genêt et étaient vite embauchés pour balayer tout ce qui souillait les rues, paille pourrie, rats crevés, os de volailles, merdes de chiens, trognons de choux, épluchures de navets, bébés morts-nés ou étranglés.
Le garçon reprit son récit. Le geste du pied-bot était explicite. Marcelin vira donc à angle droit dans une autre ruelle. Juste à temps. Derrière lui résonnaient le pas des archers et le cliquetis des épées. S’il n’était pas grand, Marcelin était agile et la peur lui donnait des ailes.
Le bruit des pas de ses poursuivants se rapprocha, augmenta. Une autre patrouille, menée par un chevalier du guet, avait rejoint la première. L’écolier manqua de peu s’engager dans un cul-de-sac, l’Impasse Coupe-Gorge. Là, grouillaient de faux estropiés entretenant leurs plaies avec la clématite, l’herbe aux gueux, et des sabouleux jouant le haut-mal en faisant mousser un morceau de savon dans leur bouche. D’autres se frottaient le visage avec de l’amadou pour se donner un air maladif et apitoyer les passants, les amadouer. Même les archers n’oseraient le poursuivre dans cet enfer. D’un autre côté, à moins d’être introduit dans une des bandes, nul ne se risquait dans cette impasse-là.
Entendant les cris des sergents et le martèlement des bottes, les bourgeois se barricadaient chez eux, redoutant une sédition. Des commerçants inquiets plaquaient des volets de bois sur leur boutique. Ils s’interpellaient, se disputaient, s’accusant les uns les autres de la présence de la police. L’un d’eux n’aurait-il pas enfreint un édit, oublié de payer une redevance ou une amende, recueilli chez lui un Juif déicide ? On ressortait de vieilles querelles, on brandissait poings ou bâtons. La course de Marcelin allait-elle déclencher une émeute ? Le garçon fuyait toujours. Aurait-il le temps de traverser la Seine pour réclamer asile à Notre-Dame ou à l’église Saint Jacques de la Boucherie ? Il hésita, tournant en rond dans ce quartier Saint-Benoît qu’il connaissait si bien. Il se réfugia un moment sous un porche avant de repartir, entra dans la Ruelle des Étuves. Une porte entrebâillée se présenta enfin au fuyard. Il la poussa, entra, referma la porte et s’y adossa, essoufflé.
L’air fleurait bon le savon; une vapeur chaude régnait dans la pièce. Des rires de femmes résonnaient sous les voûtes basses soutenues par des piliers massifs. Une grosse étuveresse s’approcha de Marcelin.
- Il est trop tôt, mon beau jouvenceau, dit la femme avec un sourire avenant. L’eau n’est pas encore assez chaude et les bains de vapeur ne fonctionnent qu’en fin de matinée...
Elle s’interrompit, regarde mieux le garçon. Il était trop jeune pour avoir besoin d’une suerie destinée à faire sortir du corps par sudation ces vilaines maladies nouvelles qu’attrapaient débauchés et luxurieux dans leurs orgies. Puis elle nota les chausses déchirées et surtout la cape trouée qu’elle reconnut. Il ne s’agissait pas là d’un client matinal.
- Que se passe-t-il, capette ?
- Le guet, balbutia Marcelin..
Une demi-douzaine de jeunes femmes étaient apparues, étuveresses et masseuses solidement bâties. Toutes portaient des sabots aux pieds; des tabliers recouvraient les amples jupes de grosse toile et des bonnets encadraient des visages rougis par la chaleur des feux. Les manches roulées des chemises laissaient voir des avant-bras musclés.
- Des archers, hein ? grogna la patronne.
Elle poussa rapidement les verrous de la porte. Elle n’aimait pas les sergents du guet. Abusant de leur autorité, ils exigeaient bains et massages gratuits et ne se privaient pas pour frapper la maison d’amendes à la moindre dérogation aux arrêtés multiples et souvent contradictoires régissant la profession des Étuveurs. La maison, propriété d’un riche marchand nommé Jacques James, avait bonne réputation à l'inverse de bien d’autres qui n’étaient que des bordels.
Quelques ordres rapides de Babette : Marcelin Baudet fut happé, entraîné, absorbé par l’essaim de femmes. Il était temps. Un Je Vous Salue Marie plus tard, des coups rudes frappés à la porte et une voix autoritaire annoncèrent l’arrivée des argousins. L’accorte patronne prit tout son temps pour déverrouiller la porte. Elle feignit de s’étonner de la présence des archers. Ceux-ci auraient dû savoir qu’il est trop tôt pour les bains et que ...
- Il ne s’agit pas de ça, Babette, coupa le chef. Nous cherchons un garçon avec une cape grise. Est-il venu ici ?
- Vous savez bien que ce n’est pas l’heure...
- Tu fais exprès de répondre à côté ? Mes hommes fouillent toutes les maisons du quartier à sa recherche. Fais attention à toi et à tes employées. Malgré son jeune âge, ce capette est dangereux. Un meurtrier...
- Sainte Marie, Mère de Dieu, protégez-moi ! s’écria la Babette en multipliant les signes de croix. Si je le vois, je ne manquerai pas d’envoyer une des miennes vous prévenir...
Le chef ne sembla pas convaincu.
- Ouais !... On va quand même fouiller chez toi. Fais venir tes filles.
Quelques instants plus tard, les archers se répandaient un peu partout. Il y avait peu de cachettes possibles dans l’établissement. À tout hasard, les hommes regardèrent dans les chaudrons, plongeant l’épée dans l’eau en ébullition, escaladant les tas de bois du bûcher.
Ils descendirent au sous-sol pour regarder flamber le grand feu de l’hypocauste dont les tuyaux amenaient la chaleur dans les salles de sudation, inspectèrent les cuveaux de bois et les armoires à linge. Sans rien trouver. Pendant ce temps, le chef faisait les cent pas devant les femmes alignées devant lui. Il s’arrêta soudain, revint vers une jeune étuveresse qui baissa les yeux pudiquement.
- C’est une nouvelle ?
- La fille de mon frère Antoine, dit Babette. Autrement dit ma nièce. Elle arrive de sa Normandie pour apprendre le métier. Là-bas, il y a des fièvres... et des Anglais. Je l’ai prise par charité, je ne pouvais pas refuser d’accueillir un membre de ma famille.
- Ah, la famille ! railla un sergent qui n’en avait pas.
- Vous pouvez le dire, soupira Babette. C’est jeune, un peu niais et ça ne sait pas faire grand chose.
Le chef regarda la nièce. Elle était petite, le bonnet rond encadrait un visage ingrat que déparaient encore des taches de rousseur. Le sergent loucha sur une poitrine on ne peut plus plate et hocha la tête.
- Quitte à te décevoir, Babette, dit-il, je crois que ta nièce ne sera jamais une très jolie fille.
La nièce pouffa d’un rire imbécile et se cacha le visage derrière sa main. Babette soupira.
- J’en suis bien certaine, hélas ! messire Chevalier. Regardez : ça la fait rire ! Elle est vraiment trop idiote. Il paraît que c’est à cause de l’eau qu’on boit par chez eux. En plus, ça donne des goitres.
Babette continua d’énumérer les méfaits de la vie à la campagne mais le sergent n’écoutait plus. Il s’impatientait, inquiet du temps que mettaient ses hommes à fouiller l’établissement. Il est vrai que plusieurs étuveresses les avaient accompagnés pour leur ouvrir les portes. La fouille des archers avait parfois dégénéré. Ils revinrent enfin, bredouilles. Le sergent jura pour affirmer son autorité puis repartit suivi de la patrouille. Babette attendit un instant sur le seuil de la porte, laissant décroître le bruit des pas; puis rentra et referma les verrous.
- Merci à vous toutes, gentes dames, s’écria alors Marcelin en retirant son bonnet d’étuveresse. Vous m’avez sauvé la vie.
Le chevalier l’interrompit de nouveau, émerveillé :
- C’était donc toi, Marcelin ?
- Bien sûr.
- Toi, déguisé en fille ?
- Oui, sire chevalier. Vous ne l’aviez pas deviné ?
- Ma foi non ! Mais continue...
Le garçon jura aux étuveresses qu’elles n’avaient pas obligé un ingrat. Il saurait se souvenir d’elles toutes.
- Tu es un brave garçon, dit la grosse Babette. Et crois bien que chacune de nous est heureuse d’avoir pu t’accueillir. Et sans doute, te sauver.
Toutes les étuveresses sourirent et acquiescèrent.
- Je ne veux pourtant pas abuser de votre hospitalité, reprit Marcelin. Je vais remettre mes vêtements et...
- Quels vêtements ? Nous les avons brûlés. Ce n’est pas grande perte.
- J’avais une escarcelle…
- Un peu plate, et ne contenant que trois dés qui ne m’ont pas semblé de très bon aloi. - Un souvenir de famille, dit Marcelin avec émotion.
- La voici. Quant à tes galoches, le cuir en était racorni et les semelles de bois juste bonnes à finir au feu. Si les archers du guet avaient trouvé ta cape, nous couchions toutes au cachot ce soir. Quant à toi...
Une certaine angoisse saisit le garçon.
- Mais je dois rentrer au collège.
- La rue n’est pas encore sûre. Mieux vaut te cacher encore quelques jours ici.
- Je ne peux pas rester tout ce temps-là vêtu en fille !
- Demain ou après-demain, nous te chercherons des vêtements. Nous avons des fripiers dans notre clientèle.
- Qu’est-ce que je vais faire, moi, en attendant ?
- Empreu, tu vas prendre un bain, ordonna Babette. Les filles qui se sont occupé de toi et t’ont habillé m’ont dit que tu n’étais pas très propre.
- Comment, pas propre ? s’insurgea le garçon. Tous les matins, je me passe les mains et le visage à l’eau claire, je me frotte les dents avec de la cendre et je me rince la bouche avec du vinaigre. Toutes les deux semaines, nous nous lavons les pieds et une fois par mois, nous avons droit à un bain complet dans la Seine. Quand il ne fait pas trop froid évidemment.
- Tu verras comme tu te sentiras mieux après un bon bain chaud. Il te fera retrouver l’appétit.
- Je ne l’ai jamais perdu, hélas ! soupira Marcelin.
- C’est bien normal, reconnut la Babette, attendrie. Un enfant doit manger.
- Je ne suis plus un enfant, protesta le garçon, j’ai seize ans d’âge !
Les étuveresses s‘entre-regardèrent d’un air ému. Seize ans ! Les poitrines se gonflèrent, palpitant dans ce qui devait être un réflexe maternel.
- Tu as couru, tu es fatigué, reprit la Babette d’une voix douce. Rien de tel qu’un bain chaud suivi d’un massage pour restaurer tes forces.
- Je n’en doute pas, gente dame. Pourtant, Maître Standonck professe que les bains ramollissent l’âme et sa piété lui interdit d’en prendre jamais..
L’étuveresse qui, tout en restant fort séduisante, semblait la plus vieille du lot avec ses vingt-cinq ans, intervint après un ample signe de croix.
- Le Seigneur ne lavait-il pas les pieds aux pauvres et le Saint Apôtre de Rome ne fait-il pas de même ?
- Oui, dit Marcelin, mais une fois l’an. Ce qui est acceptable. De plus les bains portent à la débauche et à la concupiscence.
- Vraiment ? dirent les femmes en chœur.
Elles échangèrent un regard ravi...

Aucun commentaire: