dimanche 18 mai 2008

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4 Cependant, le chevalier s’inquiétait. Comment Renoncule allait-elle accepter l’annonce de son départ en pèlerinage ? L’encouragerait-elle, tenterait-elle de le dissuader ? Laquelle de ces deux attitudes traduirait le mieux de tendres sentiments à l'égard du chevalier? Les pressentiments de Margoton avaient-ils trait à l’accueil de sa chère Renoncule ?
Bertrand-Benoît fut saisi d’une sorte de vertige. Il allait entrer dans un monde inconnu. Jusque-là, son univers s’était borné aux quelques lieues carrées qui entouraient Chèvreville, à quelques parents éloignés ou des familiers comme le parrain de Janville, la Margoton, le curé, des villageois, des villageoises, Renoncule de Bois-Mésange et sa tante. Il allait rencontrer nombre de personnages nouveaux, être confronté à des situations imprévisibles. De quelle utilité lui serait son épée Fulgure ? Il envisageait de se faire tournoyeur pour gagner sa vie durant son périple, mais que savait-il de cet art guerrier ? Les récits épiques de son parrain, les divagations érotiques de la Margoton l’éclairaient mal sur le métier des armes. Tournoyeur n’était qu’un mot vide de sens. Sa jument Fringante ferait piètre mine dans une lice. Il lui faudrait au moins deux montures, un écuyer, un palefrenier, des lances et, surtout, une armure entière. Comment se les procurer ? N’avait-il pas fait un peu à la légère son vœu de pèlerinage ?
Son vertige tournait à l’angoisse. Bertrand-Benoît se rendit soudain compte que, sans doute pour la première fois de sa vie, il venait de réfléchir.
Pourtant, le futur Chevalier Errant ne pouvait reculer. Le nœud qu’il portait sur son pourpoint attestait de son engagement. Il ne pourrait le dénouer qu’une fois son pèlerinage accompli. Il savait que les portes du château de ses ancêtres lui étaient désormais fermées. Ayant gagné les écuries, il commença à harnacher Fringante. Âgée de plus de vingt ans, placide, elle ne méritait plus son nom. En vrai chevalier Bertrand-Benoît répugnait à se rendre à pied au château de sa belle pour faire ses adieux. Derrière la selle, il attacha le paquet de vêtements sauvés du désastre. Deux chemises rapiécées par Margoton, des braies à l’ancienne juste bonnes pour un moissonneur et que le chevalier mettait quand il allait pêcher au filet, enfin, une casaque de cuir, une de ces jaques que revêtaient à la chasse les valets menant les chiens braques. Il pendit à l’arçon le petit écu portant, bien effacées, les armes de sa maison et une seule des devises des Chèvreville : Caper Villa hic fuit ». Il attacha derrière la selle son arbalète de chasse dont l’étrier usé attestait un emploi fréquent. Il avait passé à sa ceinture le crochet qui servait à la bander. Devant la selle, il plaça le filet rond soigneusement roulé. Il comptait se nourrir à peu de frais de poisson et de gibier pendant le voyage.
- Holà, beau jouvenceau ! Où crois-tu donc aller ?
Le jeune chevalier frémit au son de cette voix détestée. D’instinct, sa main chercha la garde de Bon-Conseil... (Non, pardon, l’épée s’appelle Fulgure depuis le matin) Il se contint, se retourna face au nouveau propriétaire des lieux, Maître Saint-Amand, le tabellion.
- Je pars en pèlerinage à Jérusalem, dit Bertrand-Benoît. Je visiterai les Saints Lieux et le tombeau de Notre Seigneur.
Un oh ! de stupéfaction admirative arrondit la bouche des assistants. Plusieurs esquissèrent un signe de croix. Une larme perla aux yeux de belette de la Margoton. C’est elle qui avait tressé le nœud formé d’entrelacs, l’avait décoré de quelques fausses perles. Tout en le cousant au pourpoint de son fieu, elle espérait qu’il oublierait son vœu de pèlerinage.
Bertrand-Benoît regarda le notaire avec mépris
- Chemin faisant, je prierai pour votre âme, si toutefois les usuriers en possèdent une.
Pour un garçon aussi bête, la réplique n’était pas mal venue. Le tabellion haussa les épaules, habitué par sa profession aux pires insultes. Elles n’atteignaient pas son cœur sec et restaient acceptables tant qu’elles ne lésaient pas sa bourse.
- Je te souhaite bon voyage, dit-il d’une voix suave. Et j’admire ton courage. Le trajet est long pour qui marche à pied.
- Comment peut-on marcher autrement ? ironisa le jeune homme.
Un rire étouffé des domestiques ravis et un gloussement de la Margoton soulignèrent l’à propos inattendu du dernier des Chèvreville. Il se rengorgea, fanfaron, avant de se rendre compte de l’implication de la phrase du notaire.
- À pied ? Que voulez-vous dire, messire ?
- Aurais-tu oublié que le défunt comte m’avait emprunté une fortune pour couvrir ses dettes ?
- Certes non.
- Et que ces emprunts avec leur intérêt étaient garantis par les biens et les murs de Chèvreville ?
- Je sais aussi que vous avez exigé le remboursement en sachant que mon feu père ne pourrait faire face à ses obligations. Sa mort troublerait votre conscience si toutefois les lombards en avaient une.
Cette fois, la réplique sentait nettement la redite mais on ne peut trop exiger d’un jeune homme aussi fruste, n’est-ce pas ? Bertrand-Benoît ajouta :
- Vous voici seigneur du château, que voulez-vous de plus ?
- Pardonne-moi, beau chevalier. Le traité signé de la main même de ton défunt père, a été contresigné de celle du curé et de la croix du bedeau ayant servis de témoins. Il porte le sceau du capitaine de la châtellenie de Romorantin, ce qui en garantit l’authenticité. Le traité stipule : le château et tout ce qu’il contient. Entends-tu renier la parole du feu sire comte ?
- À Dieu ne plaise, Messire !
- Je vois que tu es un honnête garçon. Je te demande donc de descendre de cette haquenée qui m’appartient comme tout le reste.
Palefreniers, cuisinières, valets assemblés baissaient la tête, honteux de ne pouvoir intervenir. Ils servaient maintenant un nouveau maître qui serait moins facile à voler que le précédent. Bertrand-Benoît interrogea la vieille Margoton du regard. Ancienne pute mais vieillarde vénérable, évolution courante, la servante soupira. Elle leva en l’air le doigt sale qui achevait une profonde exploration de ses narines, bredouilla d’un ton sentencieux. :
- Mon fieu, quand faut y aller, faut y aller...
La rage au cœur, Bertrand-Benoît obéit donc. Il détacha son bagage de la selle. Le tabellion fit un geste pour l’en empêcher. D’un air menaçant, le chevalier porta la main sur la garde de son épée. Maître Saint-Amand n’insista pas.
- J’y pense, dit soudain le jeune homme : j’habitais moi-même ce château. Entendez-vous me regarder aussi comme votre bien, ainsi que mon pourpoint et mes hauts de chausse ? Voulez-vous que je les quitte sur-le-champ ?
Nul sous-entendu ironique dans les propos de Bertrand-Benoît; juste une sorte de logique naïve. Le tabellion s’y trompa, hésita une seconde sur ce qu’il prit pour une proposition. Malgré sa vigueur, le chevalier gardait encore quelque chose du charme de l’adolescence. Saint-Amand en avait parfois discuté avec son ami le bedeau de Monesto. Il imagina le jouvenceau dépouillé de ses vêtements, ses yeux s’attardèrent sur les lacets des hauts de chausse. Il s’humecta les lèvres et hocha la tête. Il n’était pas dit que dame Jacquette Saint-Amand, mégère plus raide qu’un manche de fourche, accepterait de gaieté de cœur de se voir supplantée par un garçon dans les affections de son époux. De plus, les seigneurs de la région, les lieutenants du Roi, inspecteurs de la gabelle, échevins, gros bourgeois, orfèvres et marchands drapiers qui formaient sa clientèle, ne verraient pas d’un bon œil que l’homme de loi affichât des mœurs réservées à la noblesse et qui valaient pilori et bûcher aux sodomites du bas peuple.
Les valets s’étaient approchés. Leur attitude ambiguë ne disait rien de bon. Un veneur tenait en laisse deux mâtins qui grondaient, babines retroussées.
Saint Amand se radoucit.
- Bertrand-Benoît de Chèvreville, je ne suis point méchant homme, quoi que vous en pensiez. Or, cette douce jument, je l’ai promise à ma tendre épouse. Puis-je rompre cette promesse ?
- Une promesse est une promesse, intervint gravement Margoton à qui on ne demandait rien.
Tous les serviteurs approuvèrent. Se sentant soutenu, le tabellion poursuivit :
- Néanmoins, pour vous prouver ma mansuétude, je vous autorise à conserver vos armes, vos hardes, vos nippes, votre filet et à choisir dans mes écuries telle mule qu’il vous plaira.
Le premier mouvement de l’héritier sans héritage fut de refuser cette aumône avec hauteur. Puis il réfléchit que les mules de Chèvreville étaient de bonne race. Il pensait notamment à Merline, la belle mule blanche. Il la revendrait vite et s’achèterait un cheval même de piètre qualité. Il regarda encore Margoton. La vieille lui fit un clin d’œil qu’il interpréta comme un message d’acceptation.
- Qu’il en soit ainsi, dit-il en abandonnant la bride de Fringante aux mains de Saint-Amand.
Le tabellion, ravi de voir que tout se passait mieux qu’il ne le craignait, s’inclina, obséquieux.
- Grâces vous soient rendues, sire comte.
D’abord étonné, Bertrand-Benoît se ressaisit. Dieu tout puissant, c’était pourtant vrai : il était bien comte de La Tour de Chèvreville ! Cela ne l’émut pas outre mesure. Il préférait son titre de chevalier.
Saint-Amand s’éloigna, tirant la jument rétive vers le perron du château où dame Jacquette devait attendre son présent, tandis que les valets s’égaillaient. Bertrand-Benoît avait la gorge serrée. Les larmes aux yeux, il regarda le notaire disparaître. La Margoton se dirigea vers les écuries. D’un index sec, elle lui enjoignit de la suivre.
Le chevalier eut un mouvement d’humeur.
- Suis-je pas assez grand pour me choisir seul une mule ?
Il déposa son bagage sur une borne et rejoignit Margoton. Une surprise l’attendait. À genoux dans un coin de l’écurie, la vieille servante marmonnait entre ses gencives. Ému, Bertrand-Benoît pensa que Margoton priait les saintes et les saints de le protéger pendant son pèlerinage. Jérusalem ! La croisade ! Chèvreville y était...
Des larmes nouvelles humectèrent ses yeux bleus tandis qu’il esquissait un signe de croix. En réalité, la Margoton n’évoquait pas les saints mais le Diable, prétendant selon le proverbe que le Démon fait son gâteau de Noël avec les doigts des notaires et les langues des avocats. Elle écarta la paille et le foin, découvrant la base du mur où une grosse pierre semblait mal jointe.
- Aide-moi, mon fieu...
Bertrand-Benoît se pencha sans comprendre, gratta la chaux de son crochet d’arbalète, retira la pierre. Une niche apparut. Plongeant la main dans le trou, la vieille en sortit une grosse bourse de cuir. Elle dénoua le lacet qui la fermait, fit couler quelques beaux écus d’or dans sa main squelettique.
- Par mes deux saints patrons ! s’exclama le chevalier. Un trésor... Je vais pouvoir acheter un vigoureux coursier et un cheval de main, me vêtir à neuf, engager un valet qui chevauchera ma mule et portera mon arbalète, ma lance et ma cuirasse. Je ferai repeindre mes armoiries sur mon écu et plaquer d’or fin mes éperons de cuivre...
La vieille tempéra son enthousiasme.
- Non, mon fieu, Ne compte pas les œufs dans le cul de la poule : tu as tout juste de quoi te procurer une monture digne de toi.
- D’où vient cet or ?
- Ta défunte mère m’avait mise dans le secret.
- J’avais oublié...
Cette fortune inespérée lui permettrait quand même de ne pas sacrifier Merline en échange d’un cheval et de ne pas faire trop mauvaise figure en allant annoncer à la chère Renoncule son départ en pèlerinage. Un peu déçu malgré tout, il fit la moue.
- Allons, dit la vieille pour le réconforter, rappelle-toi : qui plus a, plus convoite. Comme on ne peut pas tout avoir, il faut se contenter de ce qu’on a. Méfie toi aussi de ne pas te faire voler en achetant un nouveau cheval : chose qui plaît est à demi vendue. Trop de hâte, prudence gâte. Qui follement dépense argent ne sera aimé de nulle gent. Qui trop mise, perd sa chemise... Et tant va le pot à l’eau qu’il brise.
Mais toute cette sagesse se perdit dans le vide. Bertrand-Benoît, comte de la Tour de Chèvreville, futur Chevalier Errant, était déjà loin.

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