3 DIMANCHE DE PÂQUES DE L’AN DE GRÂCE 1500,
PREMIER JOUR DE L’ANNÉE ET DU MILLENIUM
Commencer un récit sans présenter les personnages peut troubler le lecteur. Nous allons donc réparer cette entorse à la logique. Nous avons laissé le chevalier dans une situation intéressante dont il saura se tirer avec honneur, ou déshonneur. Soyez patients : dès que le récit le rejoindra, ce qui prendra un certain temps, nous poursuivrons notre route avec lui.
Donc, ce jour de Pâques, premier jour de l’année, Bertrand-Benoît de Chèvreville avait fêté tristement ses vingt ans. Il avait également pris de graves résolutions qui allaient peser fort sur son avenir et l’amener en ce duché de Bourgogne où il se trouvait présentement...
Il était grand, beau, blond, fort, courageux, charitable, bon chrétien, honnête, chaste et bête. Le bleu profond de ses grands yeux évoquait plus le vide insondable d’un esprit assez lent que le sérieux de la réflexion. Son premier soin, ce jour de l’An, fut de revêtir son plus beau pourpoint de drap vert, la couleur des jouvenceaux mendiants d’amour. Le pourpoint moulait sa large poitrine et dégageait bien ces fesses charnues qui plus d’une fois avaient fait saliver de désir le bedeau bedonnant. Des guêtres de cuir noir à revers fauve couvraient les hauts de chausse rouges joliment renflés au niveau des lacets du bas-ventre. En fait, c’était là son unique tenue d’apparat depuis deux ans. Ainsi vêtu, le jeune homme avait belle prestance si on ne regardait pas de trop près le drap lustré par l’usure et les manches rembourrées qui soulignaient la carrure du dernier des Chèvreville mais avaient quelque peu craqué aux entournures.
Il avait quitté le château de Chèvreville au petit matin. Vue du village, la demeure plantée sur la colline dominant Monesto avait fière allure. Ses deux tours crénelées percées de meurtrières encadraient un corps principal massif agrémenté d’échauguettes. De près, hélas ! les ravages du temps et des guerres apparaissaient cruellement. Bâti trois siècles plus tôt, remanié sans plan et sans goût, incendié en 1356 par les troupes du Prince Noir, dévoré par le lierre qui disjoignait les pierres, le château ne serait bientôt plus qu’une ruine sans âme. Le pont-levis franchissait jadis de profondes douves dont l’eau claire provenait d’une source voisine. Il n’enjambait plus qu’une mare fétide envahie par les grenouilles et où les canards sauvages et les hérons venaient faire leur marché. Ce qui permettait à Bertrand-Benoît d’améliorer, grâce à son arbalète, le menu spartiate de la domesticité.
La Margoton le guettait depuis la porte de la bicoque qu’elle occupait à la sortie de la grande allée du château Le châle noir troué dont elle se drapait flottait dans le vent, lui donnant des allures de chauve-souris..
- Méfie-toi, mon fils. À l’aube, j’ai vu passer un vol de corbeaux qui se dirigeaient vers ma gauche. C’est mauvais signe.
Souvent les pressentiments de la vieille servante avaient été confirmés par les faits. Bertrand-Benoît en avait été plusieurs fois témoin.
- Que crains-tu ? demanda-t-il, anxieux.
La vieille hocha la tête et soupira.
- Je ne sais trop. Mais la journée ne sera pas bonne pour toi. J’entrevois bien des ennuis. Pas trop graves, rassure toi, min fieu. J’ai réussi à combattre le mauvais sort et à changer le destin.
- Une formule magique ?
- Non. J’ai tourné sur moi-même.
- Cela t’a suffi ?
- Oui. Ainsi, les corbeaux s’en allaient sur ma droite.
- Et c’est meilleur, Margoton ?
- Je l’espère. Mais puisque les corbeaux ont changé de sens, cela signifie que si la journée commence mal, elle se terminera mieux.
À demi rassuré, Bertrand-Benoît se rendit devant l’église de Monesto. Ayant fiché son épée dans le sol, il mit genou en terre au risque de faire éclater les hauts de chausse et de révéler son cul trop blanc aux nonnettes qui se rendaient à matines. Cela aurait troublé leurs virginales prières. Il quitta son haut bonnet carré de velours rouge d’où pendouillait une plume de paon aux barbes éraillées.
Écartant ses longs cheveux dorés qui lui tombaient sur les yeux, il s’écria d’une voix un rien grandiloquente où trainait une trace d’accent solognot :
- Toé, j’te baptisons... Fulgure !
Il espérait que l’épée à deux mains héritée de son grand-père justifierait un jour ce nom nouveau, plus belliqueux si moins sage que le précédent, Bon Conseil. Il avait hésité entre Escalibur, Hauteclère, Flamberge, Durandal. Ces épées partageaient leur gloire avec leurs possesseurs. S’il voulait inscrire son nom dans l’histoire des hauts faits, autant y associer une épée qui deviendrait légende à son tour. Il faudrait aussi y associer le nom de sa monture. Mais le problème du cheval serait à résoudre plus tard
Il avait décidé de renouer avec une chevalerie décadente selon son vieux parrain, de défendre la veuve et l’orphelin - et occasionnellement, le veuf et l’orpheline - bref, de se faire Chevalier Errant. Il mettrait Fulgure au service du Sceptre et de la Croix, se ferait le champion du Royaume et de l’Église, ces deux pouvoirs vagues et lointains qui avaient droit à la majuscule. En revanche, il savait que selon les prédictions cette année-là devrait voir la naissance d’un Karolus, un nouveau Charlemagne, qui règnerait sur le monde chrétien occidental. Une prophétie qui, malgré tout, n’était pas très catholique. Elle s’appuyait en effet sur l’Ancien Testament, les prophéties d’Isaïe, et les Juifs eux-mêmes attendaient ce Karolus comme un nouveau Messie.
Voilà ce que, le mois précédent, lui avait appris Antoine de Janville, descendant d’un obscur Thierry, chevalier de Sologne. À la tête d’une poignée de hors la loi, cet ancêtre frondeur du parrain, avait lutté contre la présence anglaise après la défaite de Poitiers-Maupertuis en 1356. Le vieil Antoine, apparenté aux Chèvreville, s’était pris d’amitié pour le jouvenceau son filleul. Il s’érigeait en oncle depuis la mort de la comtesse de la Tour de Chèvreville, dix ans plus tôt, et celle plus récente du comte. Avec nostalgie, il essayait de lui former le caractère selon les codes anciens, ce qui lassait souvent le jeune homme.
- Oui, mon cher garçon, on s’agite dans les cours de la Chrétienté, on s’inquiète sous le Croissant, on disserte à la Synagogue, on palabre chez le Grand Mogol et dans l’empire du Prêtre Jean. Chaque mois, un peu partout, matrones et gouvernantes examinent les linges intimes des Princesses et guettent leur ventre. Le Karolus est-il déjà né ou non ? Chaque Prince, même notre bon roi Louis douzième du nom, se croit appelé à ce fabuleux destin : être le Karolus ou, au moins, le père du Karolus. Et les grandes familles donc ! Armagnac, Bourbon, Navarre, Bouillon, Anjou, Lorraine, Orléans, Nevers, Évreux, Guise, Blois... Sans parler des princes de Bretagne, et des ducs de Bourgogne ! Même le tout jeune François d’Angoulême aurait quelque droit d’y penser.
- Qui c’est çui-là ?
Le parrain a soupiré. Saints Apostoles !... De son temps, on ne posait pas de questions aussi bêtes. Tout chevalier connaissait l’arbre généalogique des familles royales, y compris les branches portant les bâtards légitimés ou non, et l’ordre d’accession au trône des prétendants. Jugeant inutile d’entrer dans des explications que, de toute façon, Bertrand-Benoît ne comprendrait pas, le vieux seigneur avait coupé au plus court.
- C’est un Valois... Un Valois Orléans, comme notre sire Louis. Loin du trône, il s’en approchera s’il épouse la petite Claude, sa cousine, née l’année dernière à Romorantin, à deux lieues d’ici... Et si le roi n’a pas de descendance mâle.
- Elle a un an ? L’est pas un peu jeune pour se marier ?
- Le vrai problème est ailleurs : Claude est déjà promise à l’héritier du duché de Bourgogne.
- C’est qui, ç’ t’ autre ? Il est jeune aussi ?
- Il est encore à naitre.
- Ça, c’est vraiment jeune.
- Philippe, l’actuel duc de Bourgogne, est le petit-fils de feu Charles le Hardi ou le Téméraire, qui se proclamait grand duc d’Occident. Souverain des Pays-Bas, il possède l’Artois, la Comté de Bourgogne; il est duc ou comte de Flandres, de Gueldre, de Brabant et autres lieux, il est le fils de Maximilien d’Autriche et a épousé Jeanne de Castille.
- Ça promet ! dit Bertrand-Benoît en sifflant d’admiration.
- Un peu, mon neveu. Il paraît que la duchesse Jeanne est grosse à nouveau. Aura-t-elle un garçon ? Et Henry VIII qui se dit toujours roi de France ? Et l’Espagne, Naples, la Lorraine, le Portugal ? Et le pape Borgia, n’aura-t-il pas son mot à dire ?
- À dire en latin, mon oncle ?
- Sans doute, beau neveu.
- Parrain, tout cela me semble bien compliqué, soupira le futur Chevalier Errant après un long silence. Je préfère n’y pas penser.
Janville a soupiré à son tour et hoché la tête. Il sentait ses forces décliner. Lui mort, que deviendrait son innocent filleul ? Du pouce, il traça une croix sur le front du garçon. Il dut se hisser sur la pointe des pieds et tendre le bras; Bertrand-Benoît était grand et le vieux seigneur tassé par l’âge.
- Las ! avait gémi Janville. Gentil fils, peut-être nous voyons-nous pour la dernière fois.
C’était une demi-vérité. S’il ne revit plus son filleul, en revanche celui-ci revit son parrain en venant l’embrasser dans son cercueil, huit jours plus tard.
Le vieux Janville ne l’avait pas oublié dans son testament. Il lui léguait une paire d’éperons de cuivre jaune à la molette impressionnante. Sans ces accessoires le jeune homme ne pouvait se prévaloir de la qualité de chevalier. Les éperons dataient du siècle précédent et l’usage avait effacé les formules pieuses gravées sur les tiges. La ruine des Chèvreville n’avait pas permis au père de Bertrand-Benoît d’offrir à son fils cet équipement essentiel.
Face à l’église, Bertrand-Benoît fit un serment d’autant plus solennel qu’il le prononçait devant trois croix : celle du clocher, celle que formait la garde de son épée et celle de la petite pierre noire sertie dans le pommeau, relique bretonne donnée par sa mère sur son lit de mort, dix ans auparavant. Ce don s’accompagnait d’une révélation sur l’emplacement d’un trésor que la comtesse avait su dissimuler à la cupidité de son époux; secret que le garçon oublia sitôt franchie la porte.
Il jura de se rendre à Jérusalem. Il avait entendu parler de la Ville Sainte par le curé mais aurait été bien incapable de la situer, même sur ces cartes quasiment illisibles vendues par les colporteurs et qui valaient la peau des fesses. Il savait seulement que le voyage serait long et dangereux jusqu’en Terre Sainte. Tempêtes, Infidèles et brigands se liguaient volontiers contre les pèlerins. Beaucoup de ces derniers périssaient noyés ou se retrouvaient esclaves en Alger.
Suivant les conseils de son parrain, Bertrand-Benoît passerait par la Bourgogne. Tout chevalier se devait de faire une étape à la Cour des Ducs pour parfaire son éducation. Depuis plusieurs générations, les souverains de Bourgogne rêvaient de faire flotter leur étendard sur la Ville Sainte, et de promener la croix de saint André devant le Mur des Lamentations. Plusieurs croisades avaient été envisagées. Peut-être aurait-il la chance de participer à l’une d’elles. Oui, il lui fallait aller en Bourgogne. De plus, c’était le meilleur chemin. Afin de gagner sa vie pendant ce périple, il se ferait tournoyeur comme ce Jacques de Lalaing dont la réputation était parvenue jusqu’à Monesto.
Si la mort du Bon Chevalier, le plus célèbre vainqueur de tournois, remontait à cinquante ans, elle faisait encore verser des larmes de regret à quelques belles, à vrai dire beaucoup moins belles maintenant qu’à l’époque de ses succès. Les grandes dames n’hésitaient pas alors à payer le beau chevalier en écus d’or, en bijoux, en armes d’apparat, en chevaux, en vêtements somptueux, en fourrures. Et à payer de leur personne. Les victoires dans la lice étaient suivies de victoires dans le lit, le chevalier triomphant sur ces deux terrains de joute et n’hésitant pas à doubler, voire tripler les assauts. Ce qui ne l’empêcha pas de se faire tuer bêtement par un boulet de bombarde, lors d’une de ses premières apparitions sur un vrai champ de bataille.
Margoton qui n’avait pas toujours été vieille et laide et qui, selon l’expression courante, avait rôti le balai par les deux bouts, s’était étendue sur les prouesses amoureuses de Lalaing. Elle se pourléchait en donnant à Bertrand-Benoît un luxe de détails croustillants.
- Mon fieu, il paraît que le bon chevalier avait une arme secrète qu’il ne sortait qu’à bon escient.
- Une arme secrète, ma bonne nourrice ?
- Oui ! Un superbe braquemart...
- N’était-ce pas une grande épée ancienne qu’on brandissait à deux mains ?
- Ma foi, mon B.B., je ne pensais pas à ce genre de glaive ! S’il y fallait mettre les deux mains, c’est te dire la taille de la chose !
- On la pendait bien au côté, Margoton ?
- Elle pendait toute seule, min fieu, et entre les jambes !
- Oh ! Tu veux dire...
- Vois-tu, il avait tant de dames à satisfaire.
Le prude chevalier rougissait, évitant de trop penser à cet aspect du métier qu’il envisageait. Il préférait se concentrer sur le pieux pèlerinage destiné à intercéder pour le repos de l’âme et le pardon des fautes de son père, le comte Arthus-Robert de la Tour de Chèvreville, seigneur de Monesto.
Après une vie de dissipation, ruiné et incapable de faire face à ses obligations, le comte avait connu une mort infamante en se jetant dans le puits du village. Ce qui devait gâter l’eau pendant une bonne semaine avant qu’on prît enfin la sage décision de retirer le cadavre gonflé et déjà avarié.
Ce suicide, prétendaient les mauvaises langues des châteaux voisins, ne faisait que confirmer une des devises des Chèvreville, Caper Villa hic fuit. Ce qu’on peut traduire librement par « Chèvreville y était ». Cette phrase rappelle celle que Jan van Eyck écrivit sur son tableau du couple Arnolphini. Le peintre assistait-il au mariage du banquier ou est-il caché dans le miroir de sorcière accroché au mur sous l’inscription mystérieuse ? Peu importe, il n’y avait là qu’une coïncidence.
Les Chèvreville ne s’étaient jamais abaissés à s’intéresser aux choses de l’Art. Chez eux, la devise, antérieure à la phase du peintre, faisait allusion à toutes les grandes batailles qui opposèrent Anglais et Français pendant plus d’un siècle. Chaque fois, un Chèvreville y était. Il n’est pas une défaite, une déroute, un désastre, un revers, une débâcle, une retraite qui n’ait vu la présence, toujours brève d’ailleurs, d’un membre de cette famille. Comme le déclara Anceaume de la Tour, grand-oncle de Bertrand-Benoît, chevalier banneret fait prisonnier avec son roi à la bataille de Poitiers-Maupertuis près d’un siècle et demi plus tôt :
« L’important n’est pas de gagner mais de participer ».
Son grand-père Ponthus, valeureux capitaine de bataille, mourut bravement à Azincourt, atteint d’une flèche galloise dans le dos alors que, ayant perdu son cheval, son épée et son amour-propre, il s’enfuyait à toutes jambes.
Les chaussures de fer à la poulaine de son armure et ses éperons ne facilitaient pas sa course. Il tourna la tête pour voir où était son poursuivant, heurta violemment un chêne et s’assomma malgré son casque. Un coutillier gascon lui donna le coup de grâce en glissant une miséricorde par le ventail de son heaume et lui creva proprement les yeux. Poursuivant son chemin, la lame entra dans le crâne et, en cherchant bien, atteignit le cerveau. Mourant, Ponthus trouva la force de murmurer :
« Azincourt, Azincourt, Azincourt, morne plaine... »
Si bien que les médisants prétendaient que dans la devise des La Tour de Chèvreville, le fuit n’était pas le passé latin du verbe être mais le présent français du verbe fuir. La devise était gravée sur la lame de l’épée que détenait Bertrand-Benoît depuis la mort de son père lequel l’avait héritée à la mort du sien. La fuite était-elle ce Bon Conseil qui avait valu son nom à l’épée ?
Arthus-Robert, lui, n’avait jamais fui. Non par courage mais pour la simple raison qu’il n’était jamais allé à la guerre, préférant gérer au plus mal ses terres stériles de Sologne. De petite taille, mais robuste, le jarret ferme et la cuisse solide, il ne déplaisait pas. Son visage était à peine grêlé par la petite vérole et sa barbe courte cachait les plus vilaines marques. Il avait hésité un temps à prendre pour femme sa propre petite sœur, Isabelle, jolie jouvencelle de quatorze ans, aux nattes couleur châtaigne et aux immenses yeux bleus
Le curé de Monesto s’était empressé de le mettre en garde :
- Sire comte, je vous rappelle que Jean d’Armagnac a lui-même épousé chrétiennement sa jeune sœur, elle aussi prénommée Isabelle.
- Coïncidence de bon augure. D’autres avant moi ont donc eu cette excellente idée. Quand procéderons-nous à la cérémonie ?
- Je ne pourrai refuser de bénir votre mariage, bien que l’Église ne l’impose pas et que suffise un simple engagement mutuel - Le curé s’interrompit, se gratta la tête, plus très sûr de sa science. :-- Il me souvient toutefois que lors du mariage de Renaud de Montauban avec Claire, sœur du roi Yon, l’évêque de Bordeaux bénit le couple. Y a-t-il contradiction ? Quoi qu’il en soit, à mon avis, toute union charnelle se doit d’être sanctifiée.
- Parfait, dit Arthus, je n’en demande pas plus. Ma sœurette a les petits tétins les plus fermes, et le plus doux con qui vous pourriez imaginer.
- Mon fils, mon imagination ne se nourrit que de pieuses pensées.
Le curé se signa, espérant avoir mis assez de conviction dans son affirmation pour qu’elle fût crédible. Il se confesserait de ce petit mensonge dès que l’occasion se présenterait. Lors de la tournée pastorale de son évêque, par exemple. À moins qu’il n’ait oublié sa faute entre temps.
- Et je vous réitère ma mise en garde, sire Comte. Comme Armagnac, vous serez ensuite excommunié.
- Ah, diable ! dit Arthus.
L’exclamation de circonstance lui faisait envisager un brûlant futur post mortem. Il se rabattit sur Annette de Chèvreville de la Tour, sa propre cousine, son aînée de cinq ans, assez laide mais très riche.
Annette, ne trouvant pas mieux, allait entrer dans les ordres quand Arthus fit sa demande. Trop heureux de caser leur fille, les parents offrirent un mariage magnifique, somptueux, superbe et généreux, bref gargantuesque. Ils avaient les moyens de se payer des adjectifs. La petite sœur mourut de chagrin, ayant toujours cru que les escapades dans les combles du château et les attouchements fraternels étaient autant de fiançailles.
Bel homme à la main entreprenante, le comte Arthus préférait la seconde devise des Chèvreville. Elle apparaissait sous le blason de sinople à la tour d’argent maçonnée et crénelée de sable, flanquée en dextre et en senestre de deux chèvres d’or affrontées : « Gare à toi si je t’encorne ».
Bien des villageois avaient eu à se plaindre du comte, et celui-ci avait reçu pas mal de volées anonymes administrées la nuit par des maris cocus. L’âge venant, Arthus-Robert s’était rejeté sur des tendrons aux tétins roses, fleurs à peine écloses, fruits verts et boutons prometteurs. À leur tour, soupirants ou frères des donzelles jetèrent les hauts cris. Pour calmer les fureurs et éviter les bastonnades, le comte puisait dans sa bourse et dans celle de son épouse, vendait ses biens, hypothéquait ce qu’il ne pouvait vendre, dotait les filles et leur progéniture, payait le séminaire à ses bâtards. Il n’en reconnut qu’un, l’aîné, Guilain. Par un tardif sursaut de décence, il le nomma Vilechèvre, afin que nul ne puisse faire le rapport entre le fruit de l’adultère et les Chèvreville authentiques
Stoïque, la mère de Bertrand-Benoît offrait ses souffrances à Dieu, personne d’autre n’en voulant. Douleur morale de se voir bafouée par un époux volage, douleur physique due aux fièvres de Sologne et à une tumeur qui lui rongeait poumons et foie. Ce mal, typiquement solognot, valait aux autochtones le surnom de Ventres-Jaunes. Annette eut la discrétion de mourir vite, sans aucun doute empoisonnée par son époux qui ne supportait plus cette femme geignarde, couleur de coing et plus sèche qu’un cep de vigne.
Ce fut le seul acte charitable bien qu’involontaire du sire de Monesto et une chance pour la chère femme. Sa tumeur ayant crevé, elle avait vomi un paquet de gros vers blancs qu’on prit pour des serpents. Margoton se hâta de les jeter au feu. Sa mort évita à la pauvre comtesse de périr sur le bûcher. Sorcière, elle se serait vu refuser l’entrée du Paradis.
- Sais-tu, mon fieu, avait dit la Margoton, que ta feue sainte maman aurait finie bouillue dans un chaudron du Diable !
Bertrand-Benoît menait une vie calme, dénuée de soucis. Il ignorait tout des frasques de son père, s’étonnait à peine de croiser parfois une jeune paysanne aux traits familiers. Seules le gênaient ses rencontres avec ce Guilain Vilechèvre qui ricanait en le voyant et lui ressemblait un peu. Tous les villageois savaient quels liens unissaient les deux garçons mais se gardaient bien d’en informer Bertrand-Benoît qui jouissait de la faveur populaire.
Guilain le bâtard était brèche-dent par suite de ses batailles avec les autres garnements du village. De plus, ce rustre qui ne manquait pas d’allure était rouquin, ce qui prouvait que sa mère Guillemette avait fauté avec le comte alors qu’elle avait ses règles. Le sang menstruel avait rouillé le poil du bâtard. Couverte d’opprobre, la mère de Guilain avait trouvé consolation auprès de Pinel, forgeron et autre paria : un des siens n’avait-il pas forgé les clous de la Croix ? Bravant le village, Pinel avait déclaré à Guillemette :
- J’te prends, toé, pis ton bâtard.
Il n’avait pas dit « toi et tes écus », mais cela allait de soi. Guillemette s’était constitué une dot solide avec l’or que le comte ne pouvait lui refuser. Elle épousa le forgeron dont les poings firent taire les mauvaises langues. Guilain devint le plus fieffé fainéant de Monesto. On ne l’appelait que le Lentillé, en raison des taches de son, larges comme des lentilles, qui lui couvraient les pommettes et le nez. Elles trahissaient, ainsi que chacun sait, un esprit retors et une propension à la mauvaise foi.
Bertrand-Benoît apprenait la vie des saints, un peu de latin, des rudiments de grammaire, de calcul et d’histoire avec le curé de Monesto aussi ignorant que lui. Il découvrait la philosophie populaire grâce à Margoton. Elle nourrissait le garçon de contes à dormir debout où le folklore faisait bon ménage avec l’hagiographie, lui traçait nombre de généalogies fantaisistes, lui enseignait la préparation et l’usage d’effrayantes potions propres à soigner tous les maux, de philtres mystérieux capables d’attirer le soutien de créatures démoniaques. La plus bénigne de ces recettes était une galette à base de farine d’os de pendu qu’elle ne pouvait faire cuire que la nuit de la Toussaint. La vieille berçait le chevalier de prédictions apocalyptiques, l’abreuvait de proverbes d’autant mieux adaptés à chaque circonstance de la vie qu’elle ne se privait pas de les inventer pour les besoins de la cause.
Jeune servante, elle avait à douze ans perdu son pucelage en faisant perdre le sien à Ponthus, grand-père de Bertrand-Benoît. Elle avait ensuite guidé les premiers émois d’Arthus-Robert et se serait volontiers chargée d’initier le dernier Chèvreville si la mort de la comtesse Annette n’avait déclenché en elle un réflexe maternel. Mère par procuration, elle veillait jalousement sur la santé de son fieu.
Elle l’avait emmené au village voisin de la Celle-Saint-Denis, pour le tremper dans la fontaine de saint Genou dont l’eau guérissait les rhumatismes; elle lui faisait brûler des cierges à saint Aignan pour qu’il le protège de la teigne; elle l’avait entraîné à Bourges, le plongeant dans la fontaine de saint Firmin qui raffermissait les os des enfants fragiles. Il s’était baigné dans toutes les fontaines consacrées de la région, celle de saint Cloud qui guérissait des furoncles, celle de saint Viâtre qui aidait les aveugles à retrouver leur route, celle de saint Loup qui soignait les morsures, la lèpre, et quantité d’autres maux. La santé florissante du jeune chevalier était bien la preuve que les saints avaient joué leur rôle.
Pourtant, Margoton se désolait de voir son fieu négliger le beau sexe auquel elle se flattait abusivement d’appartenir encore. Elle n’avait trouvé ni fontaine, ni saint pour lui venir en aide. Saint Firmin, en cette occasion, s’était montré au dessous de tout. Bertrand-Benoît fermait l’oreille aux allusions égrillardes de la vieille et à sa description des multiples façons de pratiquer les jolis jeux de la bête à deux dos. Elle essayait tour à tour les évocations impudiques et les menaces à peine voilées :
- Fais attention, Bertrand-Benoît : Tant garde-t-on le fruit qu’il se pourrit.
Le jeune homme oubliait ses radotages, se contentant de retenir une bonne centaine de proverbes qu’il utilisait parfois, toujours à mauvais escient.
Lutteur invincible, il occupait son temps à défier les gars du village. Il gagnait toutes les courses à pied, galopait à cru sur de robustes chevaux de labour pour renverser de sa lourde lance des écus de bois. Il s’escrimait victorieusement contre des mannequins de paille, tirait bien à l’arbalète, grimpait lestement aux arbres, jetait l’épervier avec l’aisance d’un braconnier des étangs de Sologne.
Quand il nageait dans le Cher, nu selon l’usage, il ne comprenait pas pourquoi toutes les filles s’asseyaient sur la berge pour le regarder. Il attribuait cet intérêt à ses exploits. En sortant de la rivière, il tordait sa longue chevelure dorée avec des gestes d’une élégante virilité. Il semblait posséder la vigueur du jeune Hermès tempérée par la grâce d’Apollon. Un autre dieu grec, moins haut placé dans la hiérarchie de l’Olympe, semblait avoir également influé sur les bas-morceaux de sa morphologie.
Dans son ingénuité, il se figurait que c’était par modestie que, sur son passage, les gracieuses villageoises abaissaient leurs regards. Parfois, plus audacieuse que les autres, une des bachelettes feignait de trébucher devant lui et, pour éviter de choir, s’accrochait à tout ce qui dépassait. Bertrand-Benoît relevait avec bonté la pauvrette rougissante et murmurait avec bonhomie :
- Petite maladroite...
Il s’éloignait en souriant tandis que les compagnes de la jeune rouée se pressaient autour d’elle pour connaître ses impressions.
Bertrand-Benoît de Chèvreville avait fait don de son cœur innocent à la douce Renoncule de Bois-Mésange n’ayant jamais imaginé que d’autres organes pouvaient également s’offrir. Son parrain lui avait rappelé les conseils donnés au Bon Chevalier quand ce dernier éclaira le sire de Lalaing sur ses ambitions. Le père, après de sévères avertissements, insista sur ce point précis :
« Nul ne peut devenir homme de haute vertu, prouesses et bonne renommée, s’il n’a dame ou demoiselle de qui être amoureux ».
Ce conseil avait fait rougir Bertrand-Benoît, mais sur ce point, son choix était déjà fait. Il s’était déclaré au mois de février précédent, à l’occasion de la saint-Valentin, en usage depuis bientôt un siècle. Renoncule de Bois-Mésange, frêle enfant de seize printemps possédait les trois sceaux de la beauté : une peau blanche, des lèvres rouges et des cheveux noirs. En réalité, vous le savez pour n’avoir pas sauté une ligne d’un prologue superbement écrit, elle était rousse. Mais comme elle connaissait les secrets de beauté aptes à dissimuler cette tare; n’allons pas retirer à notre chevalier ses chères illusions. Mêlant deux traditions ce jour-là, Bertrand-Benoît était allé déposer un petit pot de marjolaine sur la fenêtre de la chambre de Renoncule.
Il lui avait fallu grimper au mur en s’accrochant au lierre. Durant cette escalade, il avait fait un accroc à son pourpoint. La marjolaine gelée faisait si triste mine que Renoncule l’avait aussitôt jetée au fumier. Comme le déclara Margoton pour consoler son fieu et en reprisant le pourpoint : « C’est l’intention qui compte ».
Qualité appréciable pour qui craint les belles-familles, Renoncule était orpheline depuis un an, ses parents étant morts de la peste. Du moins, le croyait-on. Peu de proches connaissaient la vérité : les Bois-Mésange avaient succombé à un fléau qu’on disait importé de ce monde nouveau découvert quelques années plus tôt. Pourtant, selon Margoton, la maladie courait déjà un peu partout dans l’Ancien Monde bien avant ce fameux Christophe Colomb. Elle le confondait d’ailleurs avec saint Colomban, ce qui n’était pas tellement absurde, les navigateurs ayant tous deux vogué vers le couchant, l’un dans un puissant navire, l’autre dans une légère nacelle semblable à celle de Moïse sur les eaux du Nil..
Les diamants pulvérisés, les perles dissoutes dans le vinaigre, les bains de vapeur, n’avaient pu enrayer la progression foudroyante de l’affection. On n’eut pas le temps d’essayer les sels de mercure. Yves de Bois-Mésange avait contracté ce mal dans quelque sordide maison d’étuveresses à Naples, à Paris ou dans un lupanar flamand. Époux dévoué, il l’avait généreusement partagé avec son épouse. La jouvencelle vivait donc seule dans son petit château à deux lieues de Monesto, sous la tutelle de dame Berthe, tante austère et moustachue, toujours vêtue de noir. Elle administrait le domaine de sa nièce d’une poigne autoritaire et, le soir après vêpres, se faisait sauter par le curé, tous deux embrasés par une vigoureuse et réciproque fustigation.
La dame regardait d’un œil favorable la cour de Bertrand-Benoît. Le château délabré de Chèvreville était certes hypothéqué, les biens et les terres presque tous vendus, mais le damoiseau portait un des plus grands noms de la petite noblesse de Sologne. Il avait fière allure et sa valeur morale ne pouvait être mise en doute. Quant à ses qualités physiques, elles dépassaient de loin les charmes limités du curé. Dotée d’une sagesse prosaïque égale à celle de la Margoton, dame Berthe se disait que quand il y en a pour une, il y en a pour deux.
vendredi 2 mai 2008
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