AVERTISSEMENT :
Cette histoire est rigoureusement authentique. Seuls les personnages,
les propos qu’ils échangent, et les évènements sont imaginaires.
I
EN GUISE DE PROLOGUE
MOIS de JUIN de l’AN de GRÂCE 1500
PREMIÈRE ANNÉE du MILLENIUM
Paralysé...
Par la peur ? Allons donc ! Un Chevalier Errant, un Bertrand-Benoit de La Tour de Chèvreville pouvait-il connaître la peur ?
Bien sûr. Comme tout le monde. Seulement voilà, il s’était couché au bord de la rivière, à plat ventre à l’ombre d’un chêne rabougri. Il avait attaché son cheval Bayard à une basse branche Craignant de souiller son beau pourpoint neuf, il l’avait pendu à une autre basse branche. Puis il avait quitté sa chemise qui bouffait joliment au-dessus de la braguette. Torse nu, il voulait essayer d’oublier dans le sommeil la faim qui lui tordait les entrailles. Il n’avait rien mangé depuis plus de vingt-quatre heures. Harcelé par les reproches sonores d’un estomac trop jeune encore pour accepter les privations et la famine, lot réservé à la plèbe, il avait peu à peu sombré dans une torpeur mêlée de lugubres images.
Il imaginait Marcelin Baudet pris la main dans le sac en train de dérober quelques victuailles pour son noble maître. Il se le représentait jeté dans une geôle infecte encombrée d’instruments de torture raffinés, soumis aux pires supplices par des moines déguisés en rats et dévoré par des rats déguisés en moines. Quant à Merline, sa belle mule blanche, des singes costumés en évêques la faisaient rôtir sur un feu plus ardent que celui de l’Enfer.
Bertrand-Benoit s’agita. Il dormait d’autant plus mal que, par prudence, il avait placé sa grande épée Fulgure à portée de la main. Or, ne voila-t-il pas qu’il avait roulé sur lui-même en dormant- ce sont choses qui arrivent - et se trouvait maintenant sur le dos, couché sur l’épée inconfortable dont l’acier lui meurtrissait les vertèbres ? De plus, coincées dans le gousset de hauts de chausse trop étroits, ses couilles ne cessaient de le démanger. Qu’est-il de plus désagréable que de ne pouvoir se gratter où il faut et quand il le faut ? Et, ce qui n’arrangeait rien, le dragon vert surgi des ténèbres approchait toujours.
Avant même d’ouvrir les yeux et d’apercevoir proche de son visage le mufle horrible de la bête, le Chevalier Errant avait senti l’haleine pestilentielle du monstre. Mais c’est le hurlement terrifié de sa chère Renoncule qui l’avait surtout mis en émoi. Les cris de la belle enfant étaient si rauques qu’il avait eu peine à reconnaitre la douce voix qui savait si bien le charmer en lui contant de ces belles histoires du temps passé auxquelles il ne comprenait goutte ou lui chanter de tendres couplets d’amour des ménestrels en s’accompagnant de la viole. Elle en jouait fort mal et chantait faux mais cœur amoureux n’a point d’oreille.
- « Que fait-elle en Bourgogne? » se demanda-t-il avec une stupeur angoissée. « Elle devrait se trouver à des lieues d’ici, en son château de Bois-Mésange, sous la sage gouverne de dame Berthe. M’a-t-elle suivi pour me reprocher mon abandon ? Pourquoi se trouve-t-elle enchainée au rocher dominant ce trou où se perd la rivière, ce gouffre bourguignon qui a vomi cette horrible hydre rouge ? »
Rouge ? Si le monstre avait changé de couleur, Bertrand-Benoît devait admettre, que le dragon était versicolore, même s’il ignorait l’adjectif.
- Onc n’ai vu bête si orde et malfaisante, se dit le Chevalier Errant.
Ce qui était d’autant plus vrai qu’il n’avait jamais vu de dragon auparavant. Il avait même cru que cet animal diabolique n’existait que dans l’imagination de la Margoton. La vieille servante picarde inamovible achevait son temps en ce bas monde, assise au coin de la cheminée de Chèvreville, une écuelle de bouillon de corbeau sur les genoux. Elle n’avait pas sa pareille pour évoquer tarasque, cocatrix, basilic, vouivre, gargouille, griffon et hippogriffe, chimère, chèvre-pied, hydre, sirène, triton barbu à deux queues.
- Et bien d’autres bestioles infernales, min fieu !
- Lesquelles, Margoton ?
- Mieux vaut ne pas prononcer leur nom, même à voix basse...
- Pourquoi ?
- Rien de tel pour les voir surgir du néant.
Un seul détail pouvait à la rigueur paraître rassurant : l’animal fabuleux ne possédait qu’une tête. Il suffirait à Bertrand-Benoît de la lui trancher. Mais comment atteindre l’épée sur laquelle il était couché ? Au moindre geste, le dragon n’allait-il pas fondre sur sa proie ? Quant à la tendre Renoncule de Bois-Mésange, elle...
Doulx Jhésus !... Comme s’écrient les saints dans les phylactères des vitraux des cathédrales. Elle était nue, ou peu s’en fallait ! Si l’orthographe de l’exclamation parait étrange, il ne faut pas oublier que les scribes analphabètes étaient payés au nombre de lettres qu’ils traçaient.
Renoncule se tordait, enchainée à son rocher. Le vent faisait flotter sa longue chevelure d’ébène dont les mèches lui fouettaient parfois le visage. Et ce même vent déplaçait malignement les plis de la trop légère tunique presque transparente, lacérée par endroits. Se révélaient alors le corps souple et poli de la pucelette, son ventre rond porté un peu en avant comme le voulait la mode, ses cuisses fuselées et la masse plus sombre où elles se rejoignent, ce triangle...
Roux ! Flamboyant...
Bertrand-Benoit frémit.
Une toison d’or ! Comme celle de la maîtresse du feu duc de Bourgogne, Jean le Bon. Il avait rendu hommage au con de la belle folle qui le faisait rire le jour et jouir la nuit en lui dédiant un ordre de chevalerie. C’est du moins ce que lui avait raconté la Margoton qui n’en était pas à une invention près. Le Chevalier Errant ne se demanda pas pourquoi les cheveux de Renoncule n’avaient pas la même teinte que ce buisson ardent. Il ne s’attarda pas à cette vision par trop érotique des charmes si peu cachés de l’élue de son cœur. Ses yeux chastes remontèrent en hâte. Pour s’arrêter, hélas ! sur la poitrine haute et menue où pointaient des tétins roses saillissant d’une déchirure de la tunique...
Et s’approchait encore le dragon jaune. (Versicolore, il faut bien se résoudre à l’admettre) Et redoublaient les cris de la malheureuse enchaînée, cris qui se changeaient peu à peu en croassements insoutenables. À ces cris se mêlaient maintenant les odieux ricanements de Guilain le Vilain, le bâtard roussâtre, assis à califourchon sur une bille de bois abandonnée par un forestier.
- Il est là aussi, ce Lentillé malfaisant ? A-t-il donc quitté Monesto et les bords du Cher pour me suivre en Bourgogne ? Ose-t-il porter son regard chassieux sur la frêle enfant dénudée ? Que ne s’interpose-t-il pas, le lâche, entre la belle et la bête ?
Bertrand-Benoit cherchait vainement dans sa tête les prières qui servent à chasser les démons. Il contestait rarement les leçons qu’il recevait mais devait avouer qu’on lui avait enseigné peu de moyens de rejeter dans le néant les suppôts du Diable. Les patenôtres restaient sans effet et les signes de croix recommandés à juste titre nécessitent au moins un bras libre. Or le Chevalier Errant ne pouvait bouger. Il existait sans doute des invocations, des exorcismes, voire des formules magiques à défaut de pieuses prières. On avait tout simplement oublié de les lui apprendre. Il est vrai que nul ne pouvait prévoir cette horrible rencontre.
Bertrand-Benoit torturait sa mémoire, révisant tout ce qu’il savait de la vie des Saints.
- Restons calmes, affrontons l’obstacle en vrai Chevalier Errant... Voyons : bien des Élus ont été confrontés avant moi à ce genre de situation. Ils s’en sont tirés avec honneur. Une certaine Marthe aurait enchaîné une tarasque, m’a dit la Margoton. Je ne sais trop ce qu’est cette bête, mais cela se passait dans le midi du royaume, région réputée pour la propension aux menteries de ses habitants. Peut-être aussi le don de capturer et asservir les bêtes féroces n’appartient-il qu’à une femme, vierge de préférence ? Or je n’ai jamais été l’une… et, hélas, ne suis plus l’autre...
Bertrand-Benoit rougit au souvenir de ses récentes débauches et essaya de retrouver le nom qui persistait à lui échapper.
Un homme avait fait aussi bien que sainte Marthe. Saint Marcel ou saint Bertrand ? Les deux ? L’archange Michel avait certes terrassé un dragon, tout comme saint Georges. Mais ils se servaient tout bonnement d’une lance et d’une épée, ce qui est à la portée du premier venu. Si le cocatrix ne crachait pas de flammes, ce qu’on pouvait tout de même considérer comme une aubaine, son haleine n’était plus supportable. Décidément, ça ne s’arrangeait pas pour Bertrand-Benoît. Et ses couilles le démangeaient de plus en plus. Le Chevalier Errant cherchait comment se tirer d’affaire. Il n’avait pas trente-six solutions...
Il n’en avait qu’une.
Ce fut celle qu’il choisit :
Il se réveilla.