lundi 31 décembre 2007

Conte de Noël

à Martine.



Rien n'émeut plus les cœurs sensibles que le désespoir d'un enfant de huit ans. Mais, cette veille de Noël, il ne se trouvait aucun cœur, sensible ou non, capable de s'émouvoir devant le chagrin du petit Ondoua Bikolo, aucune main secourable, blanche ou noire, prête à essuyer les grosses larmes qui sillonnaient les joues d'ébène du garçon, personne pour le consoler. Pour autant qu'on puisse consoler un enfant au désespoir. Ondoua s'était réfugié dans son repaire, quelques milliers de mètres carrés de forêt dense à l'écart du village, à un jet de sagaie du magasin général de Lao Tseu Meng. Il se croyait seul à connaître cette retraite qu'il appelait son Paradis.

Dans la fourche basse d'un des grands kapokiers qui protégeaient son domaine du soleil tropical, il avait installé une cabane pour mettre à l'abri ses plus précieux trésors : une torche électrique qui ne fonctionnait plus faute de piles et qui devenait au gré de son imagination revolver, grenade, walkie-talkie, télévision miniature et cent autres choses non encore inventées; ses collections de pierres et d'insectes, un bidon de plastique gardant encore une vague odeur d'eau de Javel et dont Ondoua se servait comme tam-tam pour communiquer avec les extraterrestres; la peau du serpent qu'on avait trouvé dans le lit de l'enfant quand il avait deux ans, reptile très venimeux d'après Ondoua Bikolo, simple couleuvre d'après le Père Ambroise, curé et médecin du village qui avait soigné Ondoua et profité de l'occasion pour le baptiser du nom de François; et, enfin, une sorte de petit autel fait d'images pieuses collées sur une planche et devant lequel François-Ondoua Bikolo venait prier. Meilleur élève de l'école laïque aux dires de Sam Libman, l'instituteur, il était aussi bon chrétien selon Ambroise.
Quand l'enfant disparaissait pendant une heure ou deux, personne ne s'inquiétait. Après l'avoir appelé sur tous les tons, sa mère souriait.
- Il joue dans son Paradis, disait-elle aux deux frères et à la grande sœur d'Ondoua. Ne le dérangez pas sinon le Père Ambroise vous jettera un sort.
La forte belle femme ne faisait aucune différence entre le missionnaire chrétien et le sorcier du village; si ce dernier était un peu plus nu que le Père Ambroise, tous deux portaient néanmoins des vêtements particuliers inhérents à leur fonction, possédaient des gri-gri et utilisaient un langage secret dans leurs dialogues avec les Dieux. Elle les honorait donc d'un même respect.
Après avoir présenté son dernier-né au sorcier afin qu'il éloigne de lui les mauvais esprits, elle avait fait baptiser le bébé par le missionnaire. Que ce soit grâce à l'eau lustrale du prêtre, aux fumigations animistes ou à la conjugaison des deux, le bébé avait échappé jusque là à toutes les maladies infantiles. Le papa, Ibrahim, était parti une semaine avant la naissance, guide d'un safari-photo de plusieurs semaines dans la brousse. Il devait revenir le jour même, juste à temps pour les fêtes de Noël.
C'était précisément à cause de Noël que Ondoua pleurait au lieu de jouer. Assis sur une natte tressée par sa grande soeur, il se balançait d'avant en arrière tandis que de gros sanglots secouaient son petit corps fragile. De temps en temps il levait un visage pathétique vers une trouée du feuillage où apparaissait un ciel d'un bleu plombé. Une prière balbutiante montait entre les branches.
- Bon Dieu, qui règnes sur la terre comme au Ciel, amen, pourquoi Tu ne me réponds pas ? Pourquoi Tu ne me fais pas le miracle que je t'ai demandé ? Je récite bien mes prières, je t'ai arrangé un autel avec de belles images que m'a données le Père, même que j'y ai mis des bons points de l'école et des photos de joueurs de foot que j'ai eues dans les barres de chocolat et que c'était les plus belles de ma collection. J'ai été gentil avec tout le monde. M'sieur Sam dit que je suis un très bon élément, je sais pas ce que c'est un élément mais je sais ce que ça veut dire, très bon. J'ai balayé l'église du Père Ambroise, j'ai aidé M'sieur Meng à ranger sa boutique, j'ai pas fait de bruit pour pas réveiller le bébé, je me suis pas disputé avec la première femme de mon père ni avec mes frères, j'ai pas fumé le mégot de cigare du brigadier Piedinelli et pourtant il en restait la moitié et je l'ai donné à maman; j'ai eu ma grande idée, ma grande GRANDE idée pour le soir de Noël, une idée que même le Père Ambroise ne l'avait pas eue, alors, qu'est-ce que Tu veux de plus ? Tu peux bien me le faire, mon miracle, non ?

Mais aucune réponse ne tombait du ciel...

*

Caressant en souriant sa belle barbe rousse, le Père avait pourtant affirmé que l'idée de François Bikolo, inspirée par une foi sincère, toucherait le coeur de Dieu. Ambroise adorait l'enfant. Outre l'épisode du serpent, le missionnaire, avait réellement sauvé Ondoua, diagnostiquant à temps une diphtérie que les infirmiers coopérants traitaient d'angine et soignaient à l'aspirine. Il lui avait rendu la vie physiquement comme il la lui avait donnée spirituellement par le baptême; et quand Ondoua-François l'appelait mon Père, Ambroise entendait le mot avec une oreille toute paternelle.
- Je suis très fier de toi, François, mon fils, avait-il affirmé. Jamais je ne dirai une Messe de Noël avec plus grande joie. Et je la dirai devant ta crèche.
Telle était, en effet, la GRANDE idée d'Ondoua : installer une vraie crèche devant laquelle le Père Ambroise dirait la Messe, à minuit.
- Mais, Père, dit l'enfant, il y manque tant de choses...
- Il n'y manque rien ! Ou, si peu... Une crèche vivante, une crèche grandeur nature, quelle merveille ! J'ai déjà dit la Messe dans un village de Provence, devant des bergers portant leurs agneaux. C'était très beau. Mais ta crèche, François, sera encore plus belle, crois-moi. Bon, j'admets que quelques détails ici ou là peuvent sembler bizarres...
- La vierge Marie ? Ou le bébé ?
- Par exemple. Remarque, ta grande soeur sera très jolie en Vierge Marie... Et ta maman a très chrétiennement accepté que son dernier-né tienne la place de l'Enfant Jésus.
- Et ça te gêne que Marie et Jésus soient noirs ?
- Mais non ! se récria Ambroise. Que vas-tu t'imaginer !
-Tu as peur que le bébé se mette à pleurer ?
- Non, mais... Tout de même, François, c'est une fille ! Et pour le petit Jésus...
- Je n'y avais pas pensé, murmura Ondoua. Je croyais que Dieu était... Enfin, qu'il n'avait pas de... Comment dit-on, mon Père ?
- Ne cherche pas, François, se hâta de répondre Ambroise. Tu as raison. Dieu peut aussi bien être homme que femme, ou plutôt Il n'est ni l'un ni l'autre. Tout en étant les deux... Tu comprends ? Puisqu'il est écrit que Dieu, en créant l'homme à Son image, l'a fait homme et femme. Alors, dans ce cas, heu...
Ambroise s'empêtrait un peu. Il préféra arrêter là son sermon et conclure :
- Bref, ta petite sœur fera un enfant Jésus adorable. Quant à sa couleur, elle lui vient de Dieu...
- Et de papa et maman...
- Bien entendu.
- Peut-être que les Rois Mages ne te plaisent pas ? Je voulais faire un peu comme dans les livres...
- Là, François, je peux te le dire, tu as parfaitement réussi : jamais Rois Mages n'auront été mieux adaptés !
Le missionnaire sourit dans sa barbe. Oui, les trois Rois Mages ajouteraient beaucoup à la crèche vivante ! Ondoua les avait bien choisis, mais sans l'influence d'Ambroise et, disons-le avec franchise, sans une pression qui s'apparentait au chantage le plus vulgaire, ils auraient sans doute décliné l'honneur de participer à cette Messe de Minuit.

Lao Tseu Meng, justifiait son refus par des raisons économiques. Taoïste de tradition, obligeant de nature, épicier de profession, il aimait bien la famille Bikolo. Mais le commerce impose des contraintes incontournables.
- Mon noble ami, lui annonça impérativement Ambroise, tu fermes ta boutique et tu viens représenter un des Rois Mages dans la crèche de François Bikolo.
- Mon noble ami, répliqua doucement Lao Tseu Meng, va te faire voir. La nuit de Noël, je garde le magasin ouvert. Les coopérants européens se trouvent toujours à court de quelque chose les soirs de fête : champagne, whisky ou vodka, cigarettes ou chocolats, quand il ne s'agit pas simplement de cachets d'aspirine ou de bicarbonate de soude.. Peut-être aurai-je vendu tout cela cette nuit !...
D'un geste large, il embrassa son magasin où sacs et boites s'empilaient sur les rayons; la pièce fleurait bon les épices, le thé, le cuir, le savon et l'alcool à brûler; Lao Tseu Meng vendait de tout, aux habitants du village comme aux amateurs de safaris : provisions de bouche, armes à feu, balles et cartouches, chaussures et chapeaux de brousse, jumelles, lunettes de soleil et crème de protection anti-moustique, seringues pour aspirer dards et venins, tablettes pour purifier l'eau, pellicules photo, trousses de secours avec l'indispensable sérum contre les morsures de serpents et même des amulettes fournies par le sorcier et des chapelets bénis par le Père Ambroise.
- Tiens, prends Samuel Libman, poursuivit Meng : il oublie toujours le principal en préparant son réveillon et je suis sûr de le voir rappliquer avant minuit avec une liste longue comme ça.
- Non, Sam sera également un des Rois Mages.
- Lui ? A la Messe ? s'écria Meng. Il a accepté ?
- Pas encore, avoua honnêtement Ambroise, mais je saurai bien le décider.
- Je n'en crois rien. Tu n'auras ni lui ni moi. Alors, cherche quelqu'un d'autre.
- Tu seras un des Rois Mages, insista Ambroise, avec Sam et Ibrahim
- Ibrahim ? fit Meng de plus en plus étonné. Après un juif, un musulman ? Il est déjà revenu de son safari ?
- Non... A vrai dire, Ibrahim ne sait pas encore que je lui ai réservé un rôle, reconnut Ambroise. Il y aura peut-être un peu de tirage de son côté. Mais sa fierté de père ne pourra être que flattée du choix de sa fille pour incarner un petit Jésus qui, je te le rappelle, est considéré sinon comme prophète, du moins comme juge du dernier jour par le Coran.
- Admettons, mais ça ne change rien à mon problème.
- Oh, si ! Chacun sait qu'Ibrahim rabat chez toi tous ses clients de safari; il leur fait acheter l'indispensable, le nécessaire et le superflu et tu lui reprends à moitié prix ce qui n'a pas été consommé. Maintenant, imagine que quelqu'un aille raconter à Ibrahim que tu as refusé de faire plaisir à son fils ? Tu connais les gens : ils bavardent à tort et à travers. Ibrahim ne sera pas content, mais alors, pas content du tout ! Et ce que tu auras encaissé en restant ouvert, tu le reperdras au centuple en manque à gagner. En bon commerçant, tu peux aisément évaluer toi-même la perte sèche que t'aura value ton entêtement.
Tandis que Lao Tseu Meng réfléchissait en silence, le père Ambroise, non moins silencieusement, demandait à Dieu pardon des méthodes qu'il employait. Mais n'était-ce pas pour Sa plus grande gloire ?
- Ambroise, mon noble ami, dit enfin Meng, une dernière question...
- Je t'écoute.
- Puis-je fournir l'encens ?

Le roi mage suivant causa plus de difficultés. Ambroise dut user d'une technique différente mais tout aussi tordue avant d'obtenir l'accord du jeune instituteur. Il le trouva sur sa véranda, en short et chemisette, se balançant sur un rocking-chair, et lui exposa sa requête sans ménagements.
Samuel Libman cessa de se balancer.
- Ambroise ! Tu me proposes d'assister, moi, à ta messe ?… Tu plaisantes ?
- Non : tu clames à tous les échos que ton meilleur élève c'est François Bikolo et quand je...
...- François... Tu veux dire Ondoua ?
- C'est le même enfant !
- Moi, je ne connais et ne veux connaitre que Ondoua Bikolo. Si, sur tes registres, tu en as fait un François, sur les miens il reste ce qu'il est.
- Quand je l'ai baptisé...
- Quand tu l'as débaptisé, rectifia Sam. Ton prosélytisme s'apparente à une tentative d'ethnocide.
- Écoute, Sam, laisse tomber ces grands mots; ne pense qu'à ceci : cette crèche fera le bonheur d'un enfant.
- Cureton de mon cœur, cureton de mon cul, tes arguments témoignent d'un sens aigu de l'arnaque ! Le bonheur d'un enfant, c'est ça, hein ? La façon dont tu me balances l'argument a tout d'un coup bas. Faux derche ! Au fait, qui jouera le rôle de Yeshua ben Myriem ?
- Qui ?...
- Jésus ! Je lui redonne son vrai nom, Yeshua ! Tu sais bien, le petit rabbin contestataire ?
- Samuel ! Cesse de faire l'idiot ! Tiens, je vais te donner l'occasion de rigoler une bonne fois, mais ensuite, tu me donneras ton accord : Jésus, ce sera le dernier-né des Bikolo; oui, mon vieux, la petite soeur de François, une fille !
Mais Sam Libman ne réagit pas comme l'avait prévu le prêtre. Il gratta pensivement son court collier de barbe d'intellectuel de gauche, tortilla une bouclette autour de son index et considéra Ambroise avec un respect nouveau.
- Une fille, hein ?
- Tu ne ris pas ?
- Vous, catho, me surprendrez toujours ! Une fille !
Sam Libman leva les bras au ciel, exagérant son étonnement et prit un ton emphatique :
- Retour à la Matrone, la Déesse-mère, l'Anna Perenna, la Primordiale, l'Anapurna, Cybèle, Déméter, Isis ! Le culte marial ne te suffisait plus ! Que nous réserves-tu, Ambroise ? Un schisme ? Vas-tu créer une secte nouvelle ? Je me demande si ton évêque appréciera cette initiative !
Il se mit à rire et Ambroise l'imita, persuadé que son ami cèderait s'il le maintenait dans cette bonne humeur; mais Sam reprit vite son sérieux.
- Attention, je n'ai pas dit oui !
- Tu n'as pas dit non. Veux-tu que je te laisse une heure pour réfléchir ?
- Qui sont les deux autres Rois Mages pressentis ?
- Lao Tseu et Ibrahim.
- Rien que ça ! Œcuménique, ta soirée ! Oecuménique en diable, si j'ose dire ! Mais, franchement, ne compte pas sur moi. Je suis désolé, Ambroise, j'aime bien le petit, je t'aime bien, mais tu me demandes vraiment trop !
- Eh bien, n'en parlons plus, soupira Ambroise en prenant un air contrit.
Il feignit de repartir mais s'arrêta après avoir fait trois pas et se retourna vers Sam qui recommençait à se balancer.
- A propos, Sam, tu participes toujours au tournoi de bridge le 15 janvier ? Tous les coopérants et les élites locales sont inscrits.
- Tu penses bien ! Pour rien au monde je ne manquerais ça !
- Et avec qui feras-tu équipe cette année ?
De nouveau, le balancement cessa. Sam tendit la main vers Ambroise et claqua des doigts
- Hé là, pas de blague ! Tu ne veux pas dire que...
- Je me pose des questions, voilà tout. Une table de jeu !... Est-ce vraiment la place d'un prêtre ?
- Le bridge n'est pas un jeu, c'est un sport ! se récria Sam Libman en se levant de son rocking-chair.
- A propos de sport, je me demande aussi ce que penserait cet évêque que tu évoquais à l'instant, en me voyant courir, en short, sur un court de tennis...
- Ambroise, protesta Sam Libman, nous faisons équipe depuis deux ans, nous jouons de la même façon, partenaires au bridge, équipiers en double au tennis. Nous possédons le même sens de la carte et de la balle, nous nous complétons. Tu as la chance, j'ai la science !
- N'est-ce pas plutôt le contraire, homme présomptueux ?
- Peu importe, ça revient au même ! Tu ne vas pas me lâcher ? L'année dernière, nous avons été finalistes; être battus en finale, c'est presque gagner.
- Cela vaut même mieux, on a une part de gloire et une part d'humilité.
- Un peu trop chrétien pour moi ! dit Sam en souriant. Je compte bien que cette fois nous allons...
Il s'interrompit soudain et descendit lentement les marches de sa véranda. Il vint se planter devant Ambroise et le regarda en hochant la tête. Le missionnaire lui fit face sans baisser les yeux. Puis Sam se gratta de nouveau la barbe et poussa un profond soupir.
- Ainsi, Ambroise, c'est comme ça ?
- Oui, Sam, c'est comme ça.
- Tu es fier de toi, Ambroise ?
- Non, Sam, dit Ambroise avec un sourire.
- Tu n'as pas honte ?
- J'ai honte, dit le prêtre dont le sourire allait en s'élargissant.
- Tu peux !
- J'ai honte, mais...
- Mais tu te confesseras.
- Voilà !
Ils se regardèrent encore quelques secondes en silence. Puis Sam tendit les mains, paumes en avant, exagérant par goût du spectacle son image de pauvre petit juif, et haussa les épaules, vaincu.
- Très bien ! Comment dois-je m'habiller et à quelle heure as-tu besoin de moi ?

*

- Tu vois, mon petit François, tout le monde est fier de participer à ta crèche, affirma Ambroise. Sam et Lao Tseu Meng sautaient de joie quand je leur ai proposé de devenir des rois Mages ! Ta grande sœur est très timide mais son voile la cachera un peu. Je t'ai même trouvé un Joseph : le brigadier Piédinelli. Évidemment, cela lui causera un petit problème, car il devra s'abstenir de fumer pendant la Messe de minuit !
- À cause de la paille, dit gravement Ondoua.
- Euh... oui, en partie. Je l'ai assuré que Dieu lui tiendrait compte de ce petit sacrifice.
- Et papa ?
- Ta mère m'a garanti qu'Ibrahim ne pourra refuser de représenter un roi Mage. Elle... elle fera le nécessaire.
Ibrahim était en brousse depuis deux mois; ni lui ni ses clients ne couraient de réels dangers. Ce que le guide trouvait le plus éprouvant était sa chasteté forcée. La mère de Ondoua avait expliqué au missionnaire qu'elle gérait toujours à son profit ces retours de safari, appliquant la règle du donnant-donnant, méthode efficace que lui avait enseignée la première épouse. Bien entendu, Ambroise garda cela pour lui.
- Maintenant, dit-il, il faut que tu m'aides à terminer la crèche et à placer les animaux.
Ondoua avait trouvé sans peine ce qu'il fallait pour peupler sa crèche. son bœuf était bien un peu bossu et son âne plutôt rayé, mais Ondoua avait rajouté moutons, chèvres et poules. Les chrétiens du village apportaient des bottes de paille et les plaçaient dans la grande case qui avait servi d'entrepôt avant de devenir une église. Un haute et belle charpente de bois dur lui donnait des allures de basilique.
Ambroise, suant et soufflant, manches retroussées, avait aménagé la paille en forme de hutte. Voulant installer les bancs face à la crèche, il saisit l'extrémité de l'un d'eux et fit signe à Ondoua de lui donner un coup de main. En réalité, il pouvait bien le porter seul, mais il voulait faire participer son fils. Pourtant Ondoua refusa de l'aider en secouant la tête.
- Père Ambroise, dit-il en retenant un sanglot, il manque encore le principal !
Le Père regarda avec stupeur ce gamin qui ne lui avait jamais donné que des satisfactions. Son petit François devenait-il capricieux ? A quoi rimait cet entêtement ?
- Enfin, François, de quoi parles-tu ?
- Je voulais faire une VRAIE crèche, comme dans les contes de Noël...
- Tu as réussi !
- - Mais non !
Ambroise avait eu beaucoup de peine à faire tenir la paille; le temps devenait lourd, orageux et le prêtre se sentait fatigué. Il soupira, excédé :
- Tu as tes Rois Mages, ton enfant Jésus, Marie, Joseph, le bœuf et l'âne ! Que te faut-il de plus ?
- De la neige, mon Père, de la neige !
De saisissement, Ambroise lâcha le banc dont le pied lui frappa durement la cheville. Il avait servi comme aumônier militaire et le juron qu'il étouffa entre ses dents n'avait rien de sacerdotal.
- De la... quoi ? fit-il en se massant la cheville.
- Dans tous les contes que j'ai lus, il y a toujours de la neige ! Mais ici, il n'y en a jamais ! Alors, ma crèche ne sera pas une vraie crèche...
- Bon, concéda Ambroise, dans les livres que je t'ai prêtés, il y avait de la neige à Noël, c'est vrai. Mais rien ne dit qu'il ait vraiment neigé cette nuit-là à Bethlehem !
- Si, puisqu'ils avaient froid.
- On peut avoir froid sans qu'il neige, dit Ambroise en se forçant à la patience. D'ailleurs, je doute même que la neige soit jamais tombée dans cette région-là !
- Oh si !
- Qu'est-ce que tu en sais ?
- Je l'ai entendu à la radio, dans la Jeep du brigadier. La métologo... motélégé...
- La météorologie ?
- Oui. Ils parlaient de la bombe atomique...
- A la météo ? fit Ambroise, surpris.
- Oui : le mauvais temps c'est à cause de la bombe; elle a fait des trous dans la zone.
- La zone ?... Ah, dans l'ozone !...
- On dit les deux, trancha Ondoua. La radio annonce des tempêtes comme on n'en a jamais vu en Afrique et au dernier Noël il y avait un mètre de neige à Jérusalem !
- Eh bien, ça ! dit le père, ébranlé.
-Alors, j'ai prié, prié, prié dans mon Paradis ! J'ai demandé au bon Dieu de m'envoyer de la neige. Mais Il ne l'a pas fait ! Pourquoi ? Je suis gentil avec lui, moi, et il est méchant avec moi.
- Mon petit, on ne questionne pas les desseins de Dieu. Il ne nous appartient pas de Le juger.
- Alors, ça ne sert à rien de prier, mon Père ?
- Je n'ai pas dit ça ! Tu as eu raison de prier : on ne prie jamais trop. Dieu décidera de ce qu'il convient de faire et quoi qu'Il fasse, accepte-le comme preuve de Sa toute-puissance. Maintenant, prends le bout de ce banc et aide-moi.
- Non, Père, dit Ondoua.
- Comment, tu refuses de m'aider ?
- Il faut que je retourne prier. Je ne l'ai peut-être pas fait assez...

Et Ondoua Bikolo partit en courant.

Ondoua pria jusqu'au soir. Il pria, pleura, dormit un peu et se réveilla pour prier de nouveau. Quand la nuit vint, il était toujours assis dans son arbre, écarquillant les yeux, guettant le ciel dans l'espoir de voir tomber la neige.
Au village, on l'attendit en vain; Ambroise retarda la cérémonie autant qu'il put et les fidèles commencèrent à s'inquiéter. Pourtant la crèche était un succès. Le brigadier Piedinelli était arrivé au dernier moment. Une tournée d'anisette en appelant une autre, il avait failli oublier qu'il avait promis son concours au Père Ambroise. Il stoppa sa Jeep à la porte de la grande case, pour repartir au plus vite dès qu'il pourrait s'échapper de cette corvée. Quand il entra, maman Bikolo, fière, émue, tendait le bébé à sa fille aînée devenue la vierge Marie pour une nuit. Le brigadier, ayant jeté les yeux sur la jeune fille, oublia de se plaindre de ne pouvoir fumer et regretta de n'être pas vraiment Joseph.
Sam et Lao Tseu, étonnés, se trouvèrent en proie à une émotion inhabituelle. Mais le plus touché était Ibrahim. Plus que réticent en apprenant à son retour à la maison ce qu'on attendait de lui, il changea d'avis quand ses clients du safari manifestèrent le désir d'aller tous admirer la crèche d'Ondoua, son fils...
Le bébé Jésus ne pleurait pas, l'âne se taisait avec dignité, le bœuf ruminait en paix, les Rois Mages se redressaient, conscients de leur importance, Joseph dévorait des yeux la timide Vierge Marie, la foule se recueillait, le Père Ambroise s'apprêtait à dire la messe. Bref, tout était parfait. Il ne manquait que Ondoua. Le prêtre adressa un regard interrogateur à maman Bikolo.
- Il est retourné dans son Paradis, dit-elle sur un souffle. Je parie qu'il s'est endormi !
Ambroise sourit. Le petit avait dû être vaincu par les émotions de la journée. Le Père fit signe à un des grands frères d'aller chercher l'enfant. En râlant un peu, le garçon quitta la grande case, bien décidé à ne pas obéir et à rester fumer derrière l'église. En sortant, il vérifia qu'il avait bien dans la poche de son blue-jeans coupé aux genoux le briquet et le paquet de cigarettes que lui avait donnés un des clients de son père.
Et la cérémonie commença.

Mais Ondoua ne dormait pas. Agenouillé devant son petit autel il priait avec ferveur. Jamais son coeur n'avait battu aussi fort, jamais il ne s'était senti aussi sûr d'être entendu. Les paroles d'Ambroise lui avaient ouvert les yeux et Ondoua, tout en marchandant encore un peu, ne reprochait plus à Dieu de n'avoir pas répondu à ses prières.
- Si T'as pas pu, Seigneur, T'as pas pu ! On ne va pas se disputer pour ça. Tu dois avoir tant de travail une nuit de Noël ! Tout le monde Te réclame quelque chose. Alors, la neige, c'était peut-être trop Te demander. Tu sais, j'en voulais pas tant qu'à Jérusalem, pas un mètre, non ! Juste haut comme ça, Tu vois ?...- Poing fermé, le pouce et l'index parallèles, il indiquait un centimètre ou deux. : - Juste pour dire qu'il y en avait, Tu comprends ? On n'appelle pas ça un miracle et Tu diras pas que j'exagère. En plus, c'était même pas pour moi que je Te le demandais, je suis qu'un petit garçon et je compte pas beaucoup; c'était pour le père Ambroise, si bon, si dévoué. Depuis le temps qu'il travaille pour Toi, il mérite bien que Tu t'occupes un peu de lui, non ?...

Ondoua pria, pleura et se rendormit, tandis que se poursuivait la Messe devant sa crèche. Ce fut le bruit qui le réveilla.

Une rumeur sourde, lointaine, comme le déferlement de hautes vagues sur une mer dont Ondoua ne connaissait que le mot, un vacarme qui allait grandissant comme le piétinement d'un troupeau de buffles lancé au galop. Un tumulte tel qu'Ondoua n'en avait jamais entendu.
Dans l'église, les assistants avaient entonné à pleine voix un cantique d'amour, de joie et d'espoir. Chacun tenait à chanter plus fort que le voisin; réveillé, l'enfant Jésus mêla ses cris au concert et le cyclone frappa avant que les assistants aient même su qu'il arrivait sur eux. La grande case frémit, puis trembla.
Les hurlements du vent s'amplifièrent en un grondement continu, infernal, accompagné des coups sourds que les éléments déchaînés frappaient sur tout ce qu'ils rencontraient. Au hurlement de la tempête s'ajouta celui de la foule des fidèles. Tous se ruèrent vers la porte restée ouverte, tentant de quitter l'édifice. Le toit s'envola et la charpente, après avoir oscillé, s'écroula sur les assistants qui se bousculaient, se battaient, se piétinaient pour sortir plus vite. Les clients du safari d'Ibrahim se tenaient près de la porte et furent les premiers à quitter la grande case. Le père Ambroise se précipita pour sauver la vierge Marie et l'enfant Jésus. Un énorme assemblage en T s'abattit sur lui, le cloua sur le sol sous une lourde croix de bois. Le brigadier Piedinelli avait eu la même idée qu'Ambroise et s'était approché de Marie. Il comprit qu'il ne pouvait plus rien pour le prêtre. Il saisit Marie par la main, l'entraîna vers la porte en se frayant de force un passage au milieu de la cohue.
- Vite, dit-il, avec la jeep nous nous en tirerons.
Sam, Lao-Tseu et Ibrahim avaient réussi à sortir et couraient vers le village. Une tôle publicitaire arrachée d'un mur tourbillonnait en l'air comme une monstrueuse hélice. Elle rattrapa les Rois mages et les décapita. Boomerang d'horreur, elle rasa le sol et finit sa course au milieu des fuyards, brisant quelques jambes. Tirant toujours la jeune fille hébétée, le brigadier parvint à sa jeep. Le grand frère d'Ondoua essayait vainement de faire démarrer le véhicule. D'un coup de poing, Piedinelli jeta le garçon sur le sol; la Marie poussa un cri.
- J'ai perdu le bébé !
Le brigadier n'allait pas gaspiller son temps à se demander où et quand elle avait lâché son précieux fardeau. Il empoigna la fille par les fesses, la poussa, la hissa dans la jeep, sauta derrière le volant. La voiture démarra du premier coup tandis que des objets divers précipités par la tempête la frappaient de toute part. Piedinelli accéléra à fond, évita de justesse un groupe qui courait vers eux mais accrocha au passage la femme d'Ibrahim. Le cri d'horreur poussé par sa fille se perdit dans la tornade qui redoublait; une bourrasque prit la jeep par le travers, la souleva comme un fétu de paille. Le véhicule décolla puis retomba sur le sol, broyant et hachant ses occupants sous le poids des ferrailles tordues et déchirées.

Dans son Paradis, Ondoua regardait sans comprendre monter la fureur du vent. Les arbres se tordaient comme vissés par quelque main puissante. Les plus jeunes s'envolèrent, les plus vieux s'abattirent d'un bloc, déracinés, ou craquèrent et se déchirèrent, leurs fractures ouvertes révélant de longues fibres plus claires.
L'arbre de Bikolo, le plus gros de la clairière, résista plus longtemps que les autres. Mais la puissance de l'ouragan détruisit la frêle cabane de l'enfant et Ondoua fut précipité sur le sol avec violence. Son arbre finit par s'abattre sur lui et une grosse branche le frappa au front. Un nuage de sang couvrit le visage du garçon, l'aveugla. Il porta péniblement la main à son crâne douloureux, s'essuya les yeux...
Alors, du ciel, il vit tomber lentement de légers flocons blancs. Le vent se calmait, les flocons se faisaient de plus en plus denses et, peu à peu, recouvraient le sol comme dans tout bon conte de Noël. Ondoua Bikolo comprit que sa prière avait enfin été entendue et que Dieu daignait l'exaucer.

Et, tandis que des kapokiers brisés, tombait le kapok, petites balles blanches et soyeuses des graines, Ondoua ferma les yeux et mourut, en remerciant Dieu



de Sa Toute Bonté...



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